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jeudi, 27 décembre 2007

L'Humanitaire

par Raymond BRUCKER (1800-1875)

tome 2 (1840) des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842

 

b84fe4dd0e716423bb9863d9360482a1.jpgL’HUMANITAIRE est le zélateur d’une secte récente, née du dégoût de nos troubles politiques, et qui n’a de barbare que le nom ; mais les noms inusités blessent le tympan du vulgaire et sont frappés d’anathème, car l’inusité fait peur aux enfants. Or, les peuples sont des enfants irascibles et de piètre tolérance, témoin Socrate, empoisonné légalement pour avoir eu l’audace de faire planer un seul Dieu, l’éternel géomètre, sur la cohue lascive et déréglée des dieux de l’Olympe ; témoins les adeptes du Christ livrés aux jeux du Cirque.

 

L’humanitaire nous vient en droite ligne de Socrate ; il est parent, ou peu s’en faut, des premiers martyrs ; il en descend par la métempsycose, et ne voudrait pas y remonter par le calvaire. Nous souhaitons à l’humanitaire le triomphe des martyrs, moins leur présentation et, pour lui donner un coup de main amical dans ce défilé périlleux, nous essaierons de déblayer au profit de sa mission bruyante et conciliatrice les préjugés accumulés pour le moment sur sa route.


On prétend, à la vérité, que nous sommes un peuple léger et doux, désabusé de la guillotine, très-ricaneur à l’endroit des paradoxes pour en avoir essayé de tous les genres, et qui procède au rebours des Anitus et des Domitien. Chez nous, dit-on, la caricature a remplacé la cigüe et le Cirque. L’humanitaire acceptera volontiers son Panthéon des mains de la caricature. Gavarni et Daumier lui doivent sa canonisation. Que la lithographie lui soit légère !!!...

Au grand scandale du socialiste proprement dit, variété de l’économiste, et dont les vues se renferment timidement dans la limite actuelle des circonscriptions nationales, l’humanitaire a la prétention de formuler un programme cosmopolite. Petites ou grandes, à ses yeux toutes les réformes se tiennent ; l’une entraîne l’autre ; et, d’après la loi de proportion qu’il ne perd jamais de vue, le plus modeste changement dans le cours des habitudes agissant de proche en proche, soit par compression, soit par expansion, sur tous les membres d’une constitution sociale (ce que constate la science physiologique dans la croissance comme dans le dépérissement des individus), métamorphoser un village ou la surface entière du globe, c’est tout un pour l’humanitaire. L’humanitaire est la racine même des radicaux ; c’est le radical par excellence. Il sourit dédaigneusement quand on lui parle des chemins de fer qu’on lance à grand-peine dans quelques localités, fantaisies de luxe, à son avis ; exubérance de vanité coquette chez des peuples qui n’ont pas encore généralisé dans leurs villages le luxe municipal de leurs métropoles. La caisse d’épargnes, avec ses 4 pour 100 d’intérêts, ne lui semble également qu’une gimblette philanthropique, qu’un avortement de notre génie financier. Ne parlez pas de la réduction des rentes à l’homme qui tient le secret de quadrupler les revenus du monde. Et quant à la réforme électorale, isolée de ses bases primordiales dont il se fait fort de détailler le plan au premier venu, il ne la considère que comme un élément de complication dont il doit résulter d’incalculables catastrophes ; en quoi je suis tout-à-fait de son avis.

Du socialiste à l’humanitaire, la distance est donc bien tranchée ; c’est la distance qui sépare le législateur du prophète. Le législateur parle un style à ras de terre ; il voit les choses d’en bas, et sent quelque peu son athée. Le prophète chante au nom du ciel ; il a grimpé le Sinaï ; son regard embrasse le monde, et Dieu lui parle.

Je n’ai pas à donner la série des idées de l’humanitaire, mais seulement le galbe de sa silhouette, sans personnalité, au point de vue général.

L’humanitaire en est à ses débuts en matière de propagation ; sa forme a quelque chose de coriace et de belligérant. C’est sur l’épiderme de tous les partis qu’il travaille tour à tour à donner le fil de la politesse au tranchant de son rasoir. Il réconcilie les opinions rivales quand elles se mordent, à la manière des Turcs qui distribuent de droite à gauche des coups de bâton, lorsque les Juifs  et les Arméniens se prennent à la barbe dans les rues de Constantinople. Les Juifs font le plongeon sous la bastonnade ; les Arméniens remontent d’un cran dans leur gravité ; ces fiers rivaux continuent de vendre des pastilles et des lorgnettes ; et personne ne souffle mot contre les Turcs ; analogie de la conspiration du silence qui règne autour des humanitaires ; mais les Turcs s’en accommodent, et les humanitaires en sont au désespoir.

Les journaux des divers partis, piqués au vif et vindicatifs comme des femmes, semblent avoir juré qu’ils ne souffleraient mot à l’égard des humanitaires. On leur a coupé le foin de l’annonce sous le pied. Ne pas faire parler de soi, ce n’est pas vivre.

Inquiets de ce serment tacite, quelques humanitaires font leur mea culpa et proposent à leurs condisciples de tourner l’obstacle en devenant polis ; proposition qui va déterminer une crise. La secte hésite : il n’a pas encore été pris de décision à cet égard.

D’habitude, l’humanitaire est ce que l’on appelle un apostat, un homme sorti des rangs de tel et tel parti, mais pour n’en adopter aucun autre. Je parle au point de vue de la règle ! Il faudrait expliquer le mystère de certaines exceptions, et c’est leur secret ; comme ce secret est la transparence même, ce serait commettre une indiscrétion. L’amertume actuelle de leur prédication ne rend que plus saillante l’accusation d’apostasie qui leur est jetée à la face par les soldats des rangs dont ils sortent. Toute méfiance préalable rend certains rapprochements fort délicats. L’humanitaire est en état de suspicion devant ses anciens amis politiques, et toute suspicion porte un caractère réquisitorial. On le présume idolâtre ou gagiste du gouvernement, parce que, de même que tel chanteur dont la voix a peu d’étendue et qui tient à ce que l’on ait égard à cette infirmité, l’humanitaire n’aime pas plus le retentissement des coups de feu dans les bocages légitimistes de la Vendée, que le tonnerre des barricades dans les carrefours républicains de la métropole. Les distractions nationales de la guerre civile enlèvent périodiquement à l’humanitaire un auditoire qu’il a bien de la peine à manier ; l’humanitaire en a pour un mois à reprendre le fil de ce que l’auditoire a perdu. A quelque chose malheur est bon : la propagande a ses fatigues, et ces temps de halte lui sauvent des phtisies laryngées.

Entre eux (quand ils se tolèrent entre eux, chose rare !), les humanitaires, calomniés par les partis, ignorent, la plupart du temps, à quelles opinions fragmentaires ils ont eu réciproquement le malheur originel d’appartenir. On en cite un exemple. Deux humanitaires travaillaient matin et soir ensemble depuis dix mois. Au milieu d’un parterre, l’un d’eux s’arrêta devant une pervenche. - Tu songes à Jean-Jacques ! - Non ! Cette fleur me rappelle le jardin du château de la Penissière. - Ah, bah ! Connaîtrais-tu cet endroit ? - Si je le connais ! je l’ai vu brûler. J’étais au nombre de ses défenseurs ; ne le savais-tu pas ? - Mon Dieu, non ! je figurais parmi les assiégeants, et je te donnais la chasse ! - Tiens ! tiens ! tiens ! je te croyais royaliste ! - Ce que c’est que l’idée ! je te trouvais une tournure de républicain.

L’anecdote est vraie, mais elle est invraisemblable ; et madame de Genlis, par la fidélité de ses citations, a tué la valeur du mot historique.

Revenons sur le mot fragmentaire souligné plus haut, adjectif de création humanitaire, dirigé contre les opinions qui s’excluent tour à tour. Pour l’humanitaire, le légitimiste, le juste-milieu et le républicain, fractions indispensables d’un seul et même tout, ils sont nécessités par la force des choses à vivre dans la réciprocité des coups de poings, ou dans la solidarité des satisfactions. Ils ont le choix ; l’Unité qui régit le monde, ne leur permet que ces deux alternatives. L’humanitaire, qui pourrait s’appeler aussi le trinitaire, démontre que toute mécanique marche par la juxtaposition de trois ressorts essentiels dont nos divers partis ne sont à leur insu que les analogues ; il couronne son idée par cette métaphore que l’arbre de l’humanité doit porter toutes ses branches, les branches aînées comme les branches cadettes, expression large qui doit satisfaire à la fois Goritz, Sainte-Hélène et le Carrousel, quand le Carrousel, Sainte-Hélène et Goritz y mettront de la bonne grâce.

J’ai qualifié de rare la tolérance des humanitaires entre eux. Je n’en démordrai pas quoi qu’il m’en coûte. Ils restent à l’égard les uns des autres dans le morcellement dont ils font la critique, et n’essaient nullement de se conformer aux conseils de ralliement qu’ils professent. Ils sont voués à l’inanition, au vagabondage et au suicide. L’apostasie les décime à leur tour. Pas de capitaine qui prévienne leur déroute !...

L’état de maraude dans lequel persistent leurs groupes incohérents ne laisse pas que de rendre prodigieusement suspecte aux yeux de la plupart cette science merveilleuse de la mise en participation des intérêts, des esprits et des âmes, que les humanitaires se targuent de posséder à fond.

A ce reproche, d’aucuns répondent que leurs groupes s’entendront de reste quand l’un d’eux aura puissance de réaliser le projet commun ; pétition de principe, cercle vicieux, réponse des moins madrés, c’est-à-dire du plus grand nombre. Les plus habiles, qui sont aussi les moins nombreux (comme partout), démontrent péremptoirement à ceux qui voient plus ou moins clair dans les nuages de ces théories qu’il y a temps pour tout ; que la gestion d’un avenir a ses crises ; que les préludes n’ont jamais la correction du concert ; que l’harmonie doit en naître un jour ou l’autre ; qu’il faut d’abord (arbitrairement peut-être) organiser le milieu communal où les affinités de caractères seront appelées à se grouper dans les différents travaux, en vertu des sympathies industrielles, et que, jusque là, grâce à la fougue apostolique, les humanitaires seront plus énergiquement entraînés que beaucoup d’autres dans le torrent des sottises de la vie commune.

Cette excuse a son côté plausible. Dès son début aussi, le catholicisme a manifesté ses querelles et rencontré ses hérésies. Le propre des méthodes au progrès, des criterium (comme on dit), ou mécanismes d’enseignements faits sur le moule de celui qui permet à ces messieurs de discourir et de trancher sur tout, est de fourvoyer à l’excès les imaginations qui s’égarent, en manifestant des fous comme on n’en a jamais vu, des imbéciles miraculeux et des niais d’une force de cent chevaux.

Sans compter que l’harmonie, dont les humanitaires nous font la promesse, ne sera pas taillée sur le patron fade et langoureux des idylles de Gessner !... Le maître l’a dit : Le trombone cabalistique et le tamtam passionnel y joueront leur partie ; ceux qui n’aiment pas le vacarme s’engageront parmi les prudes et les indolents, à moins qu’il ne soit dans leur goût de servir de victimes. Il y aura de la place pour tout le monde. Ainsi soit-il !...

Pour caractériser les diverses catégories d’humanitaires, il y aurait un dénombrement à tenter à la façon de l’Iliade. Mais Homère y renoncerait, et je ne m’en sens pas le courage. On a parlé récemment de l’indifférence en matière de religion ! c’était jouer de malheur et parler trop vite. Le siècle tourne à l’eau bénite ; les religions pullulent ; il en pousse à tous les coins de rue ; elles obsèdent la circulation. Vous ne cracheriez pas par la fenêtre sans noyer un révélateur. Les sergents de ville ne suffisent plus à l’arrestation des messies.

Pour être juste, ces messies ne sont pas tous nés d’une vierge ; on ne dit pas non plus qu’ils fassent de miracles ; et, depuis tout à l’heure vingt ans qu’ils parlent au nom de leur foi, les géographes ne se sont point encore plaints de la transposition des montagnes. Ils se contentent de posséder la lumière et de la couvrir de leur style, comme d’un boisseau. Quand on ne les comprend pas, on reste abasourdi de leur faconde ; et, sitôt que l’on en a fait le tour, on demande quelque chose de mieux. Il faut peu de temps pour en faire le tour ; l’humanitaire est sujet à se répéter. C’est inouï ce que ces prophètes colportent de vérités inédites ; vérités qu’on retrouve tout à coup en feuilletant l’Évangile et la Genèse ; mais que les humanitaires sont bien résolus de ne pas y voir, parce que les choses ne se reproduisent pas tout à fait avec les mêmes mots. A les en croire, leurs vérités sont des vérités toutes neuves, des inventions récentes, frappées d’hier, qui ne viennent de rien, qui n’ont pas de racines dans les antécédents historiques. Eh, mes bons amis ! puisqu’elles n’ont pas de racines, elles ne donneront pas de bourgeons ; un apprenti pépiniériste vous en remontrerait en analogie. Quand on se croit original, on se vexe d’être traité de copie. Si les vérités qu’on ressuscite aujourd’hui procédaient d’au-delà de Voltaire ; si, par exemple, il devenait évident que le catholicisme en était l’instaurateur bien avant l’apparition des humanitaires ; et si l’église se mettait en position de leur démontrer qu’elle a cent fois mieux dans la cervelle, nos humanitaires y perdraient la leur, car bien qu’ils fassent profession de n’être d’aucun parti du jour, ils n’en sont pas moins sur ce chapitre du parti de leur siècle contre les siècles précédents. Qu’un bon chien chasse de race, on le conçoit ; mais chasser sa race, ah ! c’est trop fort ! N’objectez donc pas aux humanitaires que leur premier mot d’ordre est de respecter toutes les puissances ! Le catholicisme n’est pas une puissance ; il est mort, on ne le respecte pas !... Ces étourdis qui n’ont pas reçu le baptême affirment que le catholicisme a reçu l’extrême-onction !...

Il faut pardonner quelque chose à la jeunesse !...

A ce tic près, à part sa jalousie de métier contre le lion du catholicisme, lion malade, contre lequel il détache en manière de ruades des brochures à six ou huit douzaines d’exemplaires, qui jouissent d’une très-grande réputation dans leur coin, l’humanitaire est le meilleur homme que l’on sache, et le mieux disposé pour le prochain. Il ferait quelque chose de Néron ; il utiliserait les mains d’Érostrate ; il se porterait fort de trouver, en s’y prenant comme il faut, un diamant d’une eau superbe sous l’écorce un peu brutale de Papavoine. Avec un avocat humanitaire, la magistrature tremblerait pour ses appointements. Tout rentre en grâce devant lui. Les originalités de mauvais goût, les caprices fourvoyés de notre nature, il n’exclut et ne méconnaît rien, pourvu qu’il n’y ait pas de catholicisme sous roche. A l’oreille de notre monde, plus délicat des lèvres que du cœur et plus décent que vertueux, on insinuerait difficilement jusqu’à quel point l’humanitaire pousse l’indulgence, et combien, dans ses institutions, sa mansuétude aurait de charité. Les journaux de la secte humanitaire (les humanitaires ont des journaux), gourmés et prudents comme s’ils avaient des abonnés, en disent infiniment moins sur tout ceci que certains adeptes, édificateurs obligés de deux ou trois salons dont ils font aujourd’hui les délices. Le pli est pris ; l’humanitaire a fait son lit dans nos mœurs. Au bas de l’invitation qui vous appelle en soirée, après le thé d’usage et le piano de rigueur, on vous promet un humanitaire. Une soirée sans humanitaire serait un scandale. Dès qu’on en trouve un qui porte un cachet à part, et d’une forme caractérielle qui n’est à nul autre, on le garde avec soin ; on ne le prête qu’à ses amis. Tout salon qui sait vivre a son humanitaire ; dès que la conversation baisse, la maîtresse de la maison le lance dans l’arène par une malice détournée ou par une interpellation à brûle-pourpoint. Interlocuteur de ressource, l’humanitaire a toujours son thème fait et sa réplique prête ; il marche armé de pied en cap ; il tue l’objection au vol ; on n’a pas encore parlé qu’il a déjà répondu. Aussi, lorsque je me permets de dire qu’il est interlocuteur, c’est comme si j’appelais un accapareur un marchand.

Dans cette analyse de la secte humanitaire, si, comme cela se doit, nous mettons les théories à part, avec le seul but de saisir ce qu’il y a de grotesque dans les individualités qu’elles enrégimentent, n’oublions pas un pronostic favorable à ces théories. Les dogmes que les humanitaires regardent assez naïvement comme leur propriété personnelle circulent en ce moment partout, s’ils ne se produisent pas encore au grand jour ; semblables à ces vieilles forêts que l’incendie peut raser à la surface du sol, mais dont les racines, en se faisant jour de nouveau parmi les décombres, poussent de plus belle des rejetons vigoureux. C’est de Dieu qu’en vient la semaille ; d’habiles moissonneurs en feront prochainement la récolte ; les humanitaires en seront cette fois encore le fumier ; leur dévouement les féconde. Indépendamment de ce qu’ils ont de naïf, on aime à reconnaître de l’honorable et du bon dans le fanatisme des propagateurs de ces dogmes, infatigables régénérateurs d’une foule de maximes que l’on croyait à jamais ensevelies sous les grêlons de la secte encyclopédique. Après les avoir écoutés, Paul-Louis, cet homme qui possédait autant d’esprit que de bon sens, mais qui, dupe des petites animosités de nos mauvaises circonstances, mit son instrument sublime au ton d’un déplorable charivari politique ; Paul-Louis rougirait d’avoir été l’apologiste du morcellement. Au lieu d’insinuer en villageois mécontent qu’il serait bon qu’on dépeçât Chambord, le vigneron de la Chavonnière réclamerait le maintien intégral de cette royale résidence pour l’installation du village modèle ; il protesterait contre le vandalisme de la bande noire, à l’effet d’universaliser des chefs-d'œuvre d’architecture au bénéfice des peuples. Il soutiendrait que l’humanité vaut bien que l’on la traite en roi. Je vais plus loin ! Si quelque jour, certains enthousiastes se prennent à penser tout à coup que les rois, bien que rois, sont cependant des hommes (proposition hardie !), et que la révolution, après tout, doit avoir aboli des milliers de privilèges, entre autres ceux de l’injure et de la guillotine, ces dignes enthousiastes le devront aux humanitaires qui se montrent aussi ferrés dans l’argumentation que feu M. de La Palisse, de logique mémoire.

Pour nous, la race humanitaire n’est (à son insu) que la réminiscence et l’écho - disons mieux, la métempsycose - de ces populations extatiques et méditatives qui se réfugiaient jadis dans les calmes et riches corridors de nos anciens monastères ; populations désormais orphelines, réclamant à grands cris leur belle institution perdue, tombées avec nous dans les tourments d’un siècle misérablement déshérité par sa faute ; d’un siècle qui ne leur offre nulle part ces sortes de terrains neutres et d‘ambulances mystérieuses que le génie de la religion ouvrait si libéralement au repentir, à la misère, au désespoir, au génie même, à toutes les âmes enfin frappées de l’ulcère et du venin secret, qui, suivant Montesquieu, ronge au coeur les civilisations modernes. Je vois dans les humanitaires des catholiques exilés de la tutelle harmonieuse des Sept Sacrements, cette charte de l’Unité dont le Christ fut l’incarnation ; je les signale pour des dominicains dont le couvent gît sous la poussière, et que préoccupe le cercle vicieux où nos générations rampent en se dévorant dans les décombres. Un passé divin, dont les traditions revivent au fond de leur âme, à l’état de progrès, s’élance du sépulcre aux yeux des humanitaires ; ils sont obsédés par une palingénésie fantastique, et le seul antagonisme des mots les abuse sur l’identité des choses ; travers habituel aux Français !... Les Français, par exemple, ne veulent plus de rois, mais ils accepteront volontiers un empereur ; c’est bien différent. La religion les excède ; qu’on la leur glisse à la sourdine en théorie sociale ; vous serez dans leurs petits papiers ! Ils bafouent les momeries du culte, et ne badinent pas sur les fictions du représentatif. La moquerie recommence de toutes les façons, et réussit toujours. Cosmopolites des lèvres, les humanitaires sont Français par routine. Entre l’association et la communauté, vous verrez nos logiciens nier le moindre rapport. Ils se fâcheront tout rouge, si vous les appelez dupes de l’apparence, si vous leur dites à l’oreille que l’apparence est la réalité du vulgaire. Quand ils en feront l’aveu publiquement, il sortira du Vatican un éclat de rire homérique, vu que ces candides adversaires sont des auxiliaires ardents, qui, sous une forme dont l’incrédulité ne se méfie pas, font revivre tous les dogmes que l’on a bafoués étourdiment en Europe. Étrange obstination de l’esprit d’Unité contre lequel rien ne saurait prévaloir, car il ne désespère jamais ; car il bénit jusqu’au blasphème, étonné de s’être agenouillé devant lui, furieux d’avoir baisé ses reliques.

Que font, en effet, les humanitaires ?

Ils redemandent l’indivision territoriale de la communauté, mais sur une plus grande échelle. Ils veulent que la cellule agrandie puisse abriter désormais le ménage dans le monastère transfiguré. Ils désirent que les corporations industrielles, réunies dans un échange de fonctions diverses, facilitent à nos enfants l’occasion de développer richement l’essor naïf de leurs vocations et de leurs facultés-mères ; ils prétendent que l’on peut, que l’on doit enfin soulager les travailleurs, abattus aujourd’hui dans un travail monotone, en se servant des alternats en travaux pratiqués autrefois dans les monastères. Ils procèdent enfin à ce que le dogme de l’Eucharistie, sans sortir pour cela de la lettre, réalise matériellement et spirituellement sur le globe entier la communion fraternelle des intérêts, des plaisirs, des repas et des occupations collectives ; idée qui possède le monde depuis 1800 ans et qui ne le lâchera pas. Les humanitaires ont cru faire une découverte, ils n’ont fait qu’une addition ; la série des temps chronologiques s’est récapitulée pour eux dans une seule et même image. L’Esprit, enfin, les a fécondés sans qu’ils aient l’orgueil de le prétendre, et, quand ils s’écoutent (c’est leur habitude), ils ne croient pas aux visites spéciales de Paraclet. Erreur n’est pas compte ! Ils entreront dans le royaume des cieux malgré cela. L’Évangile le leur a formellement promis. Tout humanitaire, à la forme près, n’est donc rien autre chose qu’un Chrétien déguisé, qui n’en sait rien lui-même, et qui n’en est que plus apte pour le rôle auquel Dieu le destine ; croyant qui vole à la recherche d’un culte perdu ; marionnette d’un événement plus spirituel que lui ; fascine du fossé révolutionnaire par lequel le clergé romain va remonter de plus belle à la brèche et reprendre tout le terrain qu’il a perdu depuis Luther. L’humanitaire, par sa candeur, mérite le prix Monthyon. Son dévouement est une affaire d’instinct ; il n’en a même pas l’intelligence. Il agit pour le compte des gens auxquels il fait la guerre. Ainsi l’ascète du moyen âge, anneau d’une chaîne dont il ne voyait pas les deux bouts, moyen individuel d’un but dont il n’apercevait pas l’ensemble, et soumis à la discipline tout en croyant ne s’occuper que de son propre salut, travaillait ingénument à développer sur la terre les magnificences du matérialisme chrétien, vaste filet d’architecture sacrée, de communes religieuses et de caravanes missionnaires dans lequel Rome a pêché le monde.

Il reste certain par la même occasion que pris de toutes parts entre les divers engrenages du siècle, mis au ban des suspects par ses anciens amis politiques, jouet des curieux qui l’étudient comme un livre dont ils copieront les feuillets tôt ou tard, et (surtout s’il a du talent, ce qui ne se pardonne pas) tenu sous les scellés par les importants de sa bande, car ces derniers se gardent bien de partager avec lui comme on faisait dans les agapes, l’humanitaire qui n’aura d’autre patrimoine que l’apostolat, doit, après avoir vécu plus ou moins mal de fanatisme, d’emprunts, de privations réelles et de visions en l’air, être broyé par les meules dont son isolement et sa faiblesse ne lui permettent pas de changer la direction. Son Calvaire, c’est la faim ; s’il a de la famille, il aura faim dans ces petits estomacs qu’il ne lui sera pas donné de remplir en se déchirant lui-même. Nous en citerions qui portent cette croix. De notre temps, on ne tue pas ; on laisse mourir. La civilisation excelle dans ces tours de passe-passe, et les apparences de l’assassinat sont sauvées. Mais l’humanitaire, mourant, aura la consolation d’Hégésype Moreau, ce poète mort l’autre semaine, mort comme meurent les poètes, ces missionnaires de l’avenir ; mort à l’hôpital. D’éloquents orateurs, héritiers de la défroque de Mirabeau, se répandront en injures contre le pays, sur sa tombe, et termineront le panégyrique du défunt chez le traiteur. Le pays a bon dos ; tous les citoyens lui font des reproches quand il arrive quelque chose de pareil ; et puis, à la manière de Pilate, ils s’en lavent les mains.

Il n’est guère permis de douter que la fermentation intellectuelle qui travaille notre époque ne produise tôt ou tard, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vin généreux qui fortifiera l’humanité future. Des moqueurs nous disent en souriant qu’à travers tous ces breuvages on nous offre souvent de la piquette. Piquette, soit ! et pourquoi ne l’avouerait-on pas ? En comparaison de l’eau claire, la piquette est encore un progrès. Que serait-ce si nous voulions parler de l’eau trouble ! Mais la politique n’est pas de notre cadre, Dieu merci ! Nous sera-t-il permis d’ajouter pour la gouverne particulière des faiseurs d’épigrammes, que Chaptal, chimiste savant, ne connaissait pas de piquette, et qu’il avait l’art de transfigurer le vin de Suresnes en vin de Johannesburg ? Qui donc empêcherait les railleurs, juges un peu légers des choses qui demandent un profond examen, d’être les Chaptals de la piquette humanitaire ?...

S’il se rencontre dans cette silhouette un ou deux traits acerbes par leur expression, on voudra bien nous le pardonner. Les coupables ont le droit de se prendre pour bourreau ; nous usions d’un droit en nous montrant sévère et moqueur. Le catholicisme recommande surtout à ses adeptes récents des récapitulations de conscience et des amendes honorables ; pénitences bénignes pour des blasphèmes dont on a honte et dont on lui demande l’absolution. Résignation, et mea culpa, ceci n’est qu’un portrait pris au miroir.

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Commentaires

Eh bien je ne savais pas tout ca.......

Écrit par : Justine | samedi, 29 décembre 2007

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