Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 24 avril 2010

L'arracheur de dents

g01a.jpgD'après mon dentiste, je suis une machine à fabriquer du tartre ! Résultat, inflammation de la gencive, perte de l'os qui soutient les dents, avec la menace ultime de les perdre !!!

"Ce n'est pas une fatalité ! on peut garder ses dents toutes sa vie, à condition de faire ce qu'il faut pour cela !!!" m'a-t-il dit ... Bref il ne veut pas se transformer en "arracheur de dents".

Hygiène bucco-dentaire hyper-hyper-hyper stricte, détartrage tous les 3 mois, curetages "ouverts" répétés sous la gencive, greffes osseuses et chirurgie "à lambeaux", le tout bien sûr "hors nomenclature" donc non remboursé par la sécu, rien n'y fait, ça récidive ... Mon dentiste serait-il un "charlatan" ? Que nenni, il semble que j'ai des problèmes métaboliques qui m'empêchent de lutter contre les bactéries qui pullulent dans la bouche. Je vais donc continuer tous les ans à laisser à mon dentiste une belle petite rente

 

 

 

arracheur-cirque.jpg

"Arracheur de dents" ?

Cette expression du XVIIe siècle fait référence aux dentistes qui, autrefois, offraient leurs services sur les places publiques et dans les foires, affirmant que le patient ne souffrirait pas. On l'utilise donc maintenant pour parler d'une personne qui ment sans aucun scrupule.

mandragore.jpgSi le mal de dent est aussi ancien que l'homme, il semble que  les gens chargés d'y porter remède n'ont occupé pendant longtemps qu'un rôle bien modeste. Il faut attendre l'oeuvre magistrale de Pline l'Ancien pour trouver dans la littérature médicale la pathologie et la thérapeutique des dents. L'étendue de son savoir va ouvrir aux médecins un domaine nouveau et capital : la connaissance des plantes et de leurs vertus contre la douleur. Les textes médicaux du premier siècle évoquent les traitements de la douleur dentaire, mais il ne semble pas pour autant qu'une "chirurgie" dentaire ait existé à cette époque. Le Moyen Âge connaîtra quelques progrès, avec l'apparition d'une activité plus magique que médicale, pratiquée par des charlatans ou des arracheurs de dents. La naissance d'une thérapeutique essentiellement dentaire, pratiquée par des gens dont c'était le métier, ne remonte, en France, qu'à 1699 où les textes royaux établissent le dentiste dans un cadre législatif sous l'autorité du Chirurgien du Roi.

"Il sera fait défenses à tous bailleurs, renoueurs d'os, aux experts pour les dents, aux oculistes, lithotomistes et tous autres, exerçant telle partie de la chirurgie, que ce soit d'avoir aucun étalage, n'y d'exercer dans la ville et faubourgs de Paris, s'ils n'ont été jugés capables par le Premier Chirurgien du Roi en faisant la légère expérience et en payant les droits... les uns, ni les autres ne pourront prendre d'autre qualité que celle d'expert pour la partie de la chirurgie sur laquelle ils ont été reçus."

Par cet édit, on exige des connaissances, une reconnaissance de la capacité et un titre donné par le Premier Chirurgien et des règles à suivre.


arracheur dents-grand thomas.pngPourtant, les "charlatans", dont le Grand Thomas fut un des plus illustres représentants, ne disparaissent comment l'attestent de nombreux écrits.

Le "Grand Thomas", qui opérait sur le Pont Neuf à Paris, atteint le sommet de sa gloire entre 1710 et 1730. Il avait été précédemment chirurgien dans le régiment des gardes françaises, puis garçon chirurgien...

"Approchez, venez tous, je m'en vais vous guérir

Personne là-dessus ne peut me démentir

La vertu de mon bras opère des merveilles

Jamais dessus la terre n'y aura mon pareil"

Après avoir "soulagé" ses patients, il les envoyait chez la "Mère Ragonne" qui leur vendait de l'eau de vie. On sait de lui qu'il était tellement aimé et admiré qu'il rendait jaloux tous les autres arracheurs de dents et même les médecins. A sa mort, le 19 mars 1757, il laissait à ses héritiers 50 000 livres sonnantes, une maison, des meubles et ... un bonnet d'argent. En 1760 parut une complainte qui s'achevait par ces vers :

"Grand Thomas avec son panache

Est la perle des charlatans

Il vous guérit le mal de dents

Quand il vous les arrache."

Sur les marchés et foires, la journée commençait par les achats indispensables puis on allait ensuite voir les saltimbanques, les vendeurs de médicaments miracles et autres montreurs de foire, le montreur d'ours et l'acrobate ou bien encore on se faisait aussi tirer la bonne aventure, pour deux sous dans la roulotte, où la voyante extra-lucide annonçait toujours le bonheur en amour et parfois la fortune. Les femmes surtout, s'arrêtaient devant les tréteaux des marchands forains, palpaient les étoffes aux couleurs vives, lorgnaient les bijoux et les parures.

L'arracheur de dents était aussi par là, sur une estrade de fortune. un bonimenteur, généralement un musicien, était chargé d'attirer le chaland. Lorsqu'un patient se présentait, compère du dentiste ou client sérieux, on l'invitait avec forces discours à prendre place sur la chaise qui lui était réservée. Et la musique reprenait de plus belle. Le "chirurgien" ouvrait alors la bouche du patient, lui introduisait sa pince, le "pélican", et si c'était un compère, en un tournemain, extirpait une grosse molaire qu'il brandissait triomphalement pendant que son client se réjouissait de cette formidable opération sans douleur. Naïvement un vrai malade le remplaçait sur l'estrade. Et en avant la musique, car l'opération était bien sûr plus douloureuse et c'est alors que tout le bruit fait par l'orchestre n'était pas trop fort pour couvrir les cris du malheureux.

tiepolo-arracheur3.jpg

Mais peut être ne furent-ils pas tous des "menteurs", mis à part un certain Cormier, qui, contre deniers, arracha des dents à un poète affamé sous promesse qu'il jurerait n'avoir ressenti aucune douleur.

 

Fontenelle1.jpgMais une "histoire de dent" sert aussi à Fontenelle à dénoncer la propension au merveilleux, qui a puissamment contribué à faire naître des superstitions, et l'exploitation de ces superstitions par les idéologues religieux. Curieux, cultivé et d'une grande intelligence, passionné de sciences et animé d'une grande foi dans le progrès, ennemi de l'obscurantisme, tenant d'un rationalisme critique, Fontenelle apparaît surtout aujourd'hui comme le premier des philosophes des Lumières. En 1687, sa Digression sur les Anciens et les Modernes, référence à la fameuse querelle, lui vaut d'être élu à l'Académie française en 1691. Il prend naturellement fait et cause pour les Modernes, raillant l'esprit borné et passéiste des tenants de la tradition classique, ce qui lui vaudra d'être attaqué par les dévots qui entourent Louis XIV. L'histoire célèbre de "la dent d'or" est un bon exemple de son propos.

"Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.

En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.

Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.

Fontenelle - extrait de l'Histoire des oracles (1687) - Première dissertation, IV.

 

28-008.jpgDans la littérature plus récente Primo Levi brosse une satire sociale et politique contre les "arracheurs de dents" qui, pour dominer le monde, érigent le mensonge en art. Dans Un testament adressé à son fils bien-aimé, publié dans son recueil de nouvelles Lilith, parodiant le style ampoulé des petits notables, il feint de faire l'éloge des charlatans, du le mensonge qui en fait la force et la noblesse, ce qui devrait les conduire à conquérir le monde.

"Je ne doute pas que tu ne suives mes traces, et ne deviennes arracheur de dents comme je l'ai été, et comme avant moi l'ont été tes aïeux. Il faut donc que tu saches que la musique est nécessaire à l'exercice de nos fonctions : un bon arracheur de dents doit avoir à sa suite au moins deux trompettes et deux tambours, ou mieux deux joueurs de grosse caisse. Plus la fanfare déploiera de vigueur et d'entrain sur le lieu des opérations, plus tu seras respecté et plus la douleur de ton patient s'atténuera. Tu l'auras toi-même remarqué, lorsque enfant tu assistais à ma tâche quotidienne : on n'entend plus les cris du patient, le public nous admire et nous révère, et les clients qui attendent leur tour oublient leurs craintes secrètes. Un arracheur de dents qui travaillerait sans fanfare serait aussi malséant que le corps d'un homme nu. En aucun cas tu n'avoueras avoir extrait une dent saine ; au contraire, tu profiteras du vacarme de l'orchestre et de l'étourdissement du patient, de sa douleur même, de ses cris et de son agitation convulsive, pour extraire séance tenante la dent malade. Rappelle-toi qu'un coup rapide et franc sur l'occiput tranquillise le patient le plus récalcitrant sans en étouffer les esprits animaux et sans que le public s'en aperçoive. Rappelle-toi encore que dans ce cas comme dans d'autres, un bon arracheur de dents a soin d'avoir près de son estrade une voiture prête et les chevaux attelés.

28-010.jpgNos adversaires nous narguent en disant que nous nous entendons à transformer la douleur en argent : les sots ! C'est là le meilleur éloge de notre magistère. Selon l'humeur que tu flaireras dans l'assistance, ton discours pourra tour à tour être plaisant ou austère, noble ou vulgaire, prolixe ou concis, subtil ou grossier. Il est bon en tout cas qu'il soit obscur, car l'homme redoute la clarté. Rappelle-toi que moins tes auditeurs te comprendront, plus ils auront confiance dans ta science et prêteront de mélodieux accents à tes paroles : le peuple est ainsi fait... et ne crains pas qu'on t'en vienne demander l'explication, car cela ne se produit jamais, personne ne trouvera le courage de t'interroger, pas même celui qui montera d'un pied ferme sur ton estrade pour se faire arracher une molaire. Et jamais, dans tes propos, tu n'appelleras les choses par leurs noms. Tu ne diras point dents, mais protubérances mandibulaires, ou tout autre bizarrerie qui te viendrait à l'esprit ; non point douleur, mais éréthisme. Tu n'appelleras pas l'argent, argent, et moins encore les tenailles, tenailles, tu ne les nommeras point, pas même par allusion, et tu les déroberas à la vue du public et particulièrement à la vue du patient, en les tenant cachées dans ta manche jusqu'au dernier instant.

De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu'un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l'habit. Non pas seulement pour tromper les patients, tu le sais, notre propos est plus élevé, et le mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste, nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde : mais cela ne pourra se faire qu'à la condition d'avoir su mentir mieux et plus longtemps que nos adversaires. Je ne le verrai pas, mais toi tu le verras : ce sera un nouvel âge d'or. Il nous suffira, pour gouverner l'État et administrer la chose publique, de prodiguer les pieux mensonges que nous aurons su, entre-temps, porter à leur perfection. Si nous nous révélons capables de cela, l'empire des arracheurs de dents s'étendra de l'Orient à l'Occident jusqu'aux îles les plus lointaines, et n'aura pas de fin.

Primo Levi

Dans Un testament adressé à son fils bien-aimé", publié dans "Lilith" (coll. Le Livre de Poche),

 

 

Le site de l'Association de Sauvegarde du Patrimoine de l'Art Dentaire (ASPAD) présente le patrimoine historique exceptionnel, et particulièrement en France : documents, livres, petite instrumentation, meubles, équipements, etc ... de la profession dentaire.

Autres sites :

Regards sur l'histoire de l'art dentaire, de l'époque romaine à nos jours : http://www.academiedentaire.fr/attachments/0000/0095/CH_V...

L'art dentaire à travers les âges : http://www.homeoint.org/seror/odonto/lalanneart.htm

 

Commentaires

Bonjour,
Je lis votre blog depuis un certain temps et je dois avouer que je le trouve véritablement excellent !

Nous venons de créer une petite (toute petite) agence de presse basée en Islande (où nous vivons)
Notre objectif est de publier sur notre site des articles écrits par des auteurs et critiques de qualité. Nous ne recherchons pas la quantité.
Nous aimerions aussi créer, à terme, un réseau de bons auteurs et d'intellectuels.

Nous aimerions beaucoup publier sur notre site des articles de votre blog.

Bien évidemment, avec votre accord, nous citerions la source et l'auteur.
Votre nom pourrait apparaître dans la rubrique "Les plumes de Minerve" si vous le souhaiter. Si vous le souhaitez vous pourriez également publier sous un pseudo.

Nous disposons d'un nombre assez importants de lecteurs et je pense que quelques apparitions sur notre site contribuerait à promouvoir votre blog.

Si vous aimez la ligne éditoriale de notre agence, vous pourriez, par exemple, rédiger des articles ou des critiques littéraires pour nous de temps en temps (bien entendu , notre agence ne dégage aucun bénéfice financier).

Je vous renvoie donc sur le site de Minerve (c'est son nom) :


http://minerve.agence-presse.net/

Explorez le et j'espère qu'il vous plaira et vous donnera envie de nous rejoindre.

Bien à vous, depuis les cendres de l'Eyjafjallajokull,

Nicolas JACOUP
Co-fondateur de Minerve

email : nicolas@minerve-presse.net

Écrit par : Nicolas JACOUP | samedi, 24 avril 2010

Les commentaires sont fermés.