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samedi, 05 février 2011

Un champ d'îles

Haiti_latortue.jpg

Savoir ce qui dans vos yeux berce

Une baie de ciel un oiseau

La mer, une caresse dévolue

Le soleil ici revenu

 

Beauté de l'espace ou otage

De l'avenir tentaculaire

Toute parole s'y confond

Avec le silence des Eaux

 

Beauté des temps pour un mirage

Le temps qui demeure est d'attente

Le temps qui vole est un cyclone

Où c'est la route éparpillée

 

L'après-midi s'est voilé

De lianes d'emphase et fureur

Glacée, de volcans amenés

Par la main à côté des sables

 

Le soir à son tour germera

Dans le pays de la douleur

Une main qui fuse le Soir

À son tour doucement tombera

 

Beauté d'attente Beauté des vagues

L'attente est presque un beaupré

Enlacé d'ailes et de vents

Comme un fouillis sur la berge

 

Chaque mot vient sans qu'on fasse

À peine bouger l'horizon

Le paysage est un tamis soudain

De mots poussés sous la lune

 

Savoir ce qui sur vos cheveux

Hagard étrenne ses attelages

Et le sel vient-il de la mer

Ou de cette voix qui circule

 

Abandonnés les tournoiements

D'aventure sur les tambours

L'assaut du sang dans les plaines

Son écume sur les Hauts

 

Abandonné le puits de souffrance

La souffrance au large du ciel emporte

Dans la foule des fromagers

Sa meute de mots et sa proie

 

Abandonnée tarie la mesure

Démesure des coutelas

Cette musique est au coeur

Comme un hameau de lassitude

 

Beauté plus rare que dans l'île

Ton grand chemin des hébétudes

Va-t-il enfouir son regard

Dans la terre, humide douce

 

Les hommes sortent de la terre

Avec leurs visages trop forts

Et l'appétit de leurs regards

Sur la voilure des clairières

 

Les femmes marchent devant eux

L'île toute est bientôt femme

Apitoyée sur elle-même mais crispant

Son désespoir dans son coeur nu

 

Et parmi les chants de midi

Ravinés de sueurs triomphales

Sur un cheval vient à passer

La morte demain la Pitié

 

L'île entière est une pitié

Qui sur soi-même se suicide

Dans cet amas d'argiles ruées

Ô la terre avance ses vierges

 

Apitoyée cette île et pitoyable

Elle vit de mots dérivés

Comme un halo de naufragés

À la rencontre des rochers

 

Elle a besoin de mots qui durent

Et font le ciel et l'horizon

Plus brouillés que les yeux de femmes

Plus nets que regards d'homme seul

 

Ce sont les mots de la Mesure

Et le tambour à peine tu

Au tréfonds désormais remue

Son attente d'autres rivages

 

L'après-midi le Soir les masures

Le poing calé dans le bois dur

La main qui fleurit la douleur

La main qui leva l'horizon

 

Sur vos chemins quelle chanson

A pu défendre la clarté

Sur vos yeux que l'amour brûla

Quelle terre s'est déposée

 

Outre mer est la chasteté

Des incendiaires dans les livres

Mais le feu dans le réel et le jour

C'est ce courage des vivants

 

Ils font l'oiseau ils font l'écume

Et la maison des laves parfois

Ils font la richesse des douves

Et la récolte du passé

 

Ils obéissent à leurs mains

Fabriquant des échos sans nombre

Et le ciel et sa pureté fuient

Cette pureté de rocailles

 

Ils font les terres qui les font

Les avenirs qui les épargnent

Ô les filaos les grandissent

Sur les crêtes du souvenir

 

Mulets serpents et mangoustes

Font ces hommes violents et doux

Et la lumière les aveugle

La nuit au bord des routes coloniales

 

Toute parole est une terre

Il est de fouiller son sous-sol

Où un espace meuble est gardé

Brûlant, pour ce que l'arbre dit

 

C'est là que dorment les tam-tams

Dormant ils rêvent de flambeaux

Leur rêve bruit en marée

Dans le sous-sol des mots mesurés

 

Leur rêve berce dans vos yeux

Des paniques des maelströms

Plus agités que la brousse profonde

Lorsque passe le clair disant

 

Beauté sanguine des golfes

Ô c'est une plaie une plaie

Où danse le ciel, grave et lent

De voir des hommes nus et tels

 

Et l'île toute enfin repose

Dans le chaud des maturités

Mûr est le silence sur la ville

Mûre l'étoile dans la faim

 

Ce qui berce dans vos yeux son chant

Est la parure des troupeaux

L'herbe à taureaux pour les misaines

Le dur reflet des sels au sud

 

Rien ne distrait d'ordre les vies

Les hommes marchent les enfants rient

Voici la terre bâtée, consentante

De courants d'eau, de voilures

 

Quelle pensée raide parcourt

Les fibres les sèves les muscles

De la douleur a-t-on fait un mot

Un mot nouveau qui multiplie

 

Celui qui parmi les neiges enfante

Un paysage une ville des soifs

Celui qui range ses tambours ses étoffes

Dans la sablure des paroles

 

Guettant le saut des Eaux immenses

Le grand éclat des vagues Midi

Plus ardent que la morsure des givres

Plus retenu que votre impatience d'épine

 

Celui que prolonge l'attente

Et toutes les mains dans sa tête

Et toutes splendeurs dans sa nuit

Pour que la terre s'émerveille

 

Il accepte le bruit des mots

Plus égal que l'effroi des sources

Plus uni que la chair des plaines

Déchirée ensemencée

 

Sa clarté est dans l'océan

Dans la patience que traîne

Vers où nul oeil ne se distend

La flore d'îles du Levant

 

Ce qui berce en vos yeux son chant

Pour atteindre le matin ô connue

Inconnue c'est la chaleur fauve

Du Chaos où l'oeil enfin touche

 

Île ces requins vos fumures

Le charroi de votre sang l'homme

Et sa colline la femme et les cases

L'avenue dans ces miroirs les Mains

 

Est-ce oiseau, une racine qui gicle

Est-ce moisson, l'amitié grandie de la terre

La même couleur éclabousse, caresse

La souffrance est de ne pas voir

 

Beauté de ce peuple d'aimants

Dans la limaille végétale et vous

Je vous cerne comme la mer

Avec ses fumures d'épaves

 

Beauté des routes multicolores

Dans la savane que rumine

L'autan plein de mots à éclore

Je vous mène à votre seuil

 

Écoutant ruisseler mes tambours

Attendant l'éclat brusque des lames

L'éveil sur l'eau des danseurs

Et des chiens qui entre les jambes regardent

 

Dans ce bruit de fraternité

La pierre et son lichen ma parole

Juste mais vive demain pour vous

Telle fureur dans la douceur marine,

 

Je me fais mer où l'enfant va rêver.

 Edouard Glissant

« Un champ d'îles » est la deuxième partie du poème du même nom, publié aux éditions Seuil en 1965, republié dans Poèmes complets. Paris: Gallimard, 1994

 

Edouard Glissant, poète, romancier, essayiste, efigure majeure de la littérature antillaise, est mort le 3 février 2011.

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