jeudi, 25 janvier 2007
Mis à part les cadres, tout l'ensemble ne vaut pas plus de 5 £, et seulement pour le plaisir d'en faire un feu de joie.
Il est difficile, en 1939, alors qu'une exposition du centenaire de Cézanne se fait au bénéfice d'un grand hôpital, et qu'une foule d'admirateurs, d'adorateurs soumis, se presse chaque jour dans la galerie, d'imaginer la violence des réactions que provoquèrent ces tableaux il y a moins de trente ans. Les œuvres sont les mêmes; c'est le public qui a changé. Mais le fait n'est pas douteux. Le public de 1910 fut secoué par des paroxysmes de colère et de rire.
On allait de Cézanne à Gauguin, et de Gauguin à Van Gogh, on passait de Picasso à Signac, et de Derain à Friesz, et on éclatait de fureur. C'était une plaisanterie, c'était se moquer du monde. Une grande dame exigea qu'on raye son nom du comité. Un gentleman, devant un portrait de Mme Cézanne par le peintre, se mit à rire si fort, selon Desmond McCarthy, «qu'on dut le faire sortir et l'obliger à prendre l'air durant cinq minutes.
De belles dames firent tinter un rire artificiel et argentin.» Le secrétaire dut apporter un registre pour que le public puisse se plaindre par écrit. Pas moins de quatre cents personnes par jour visitèrent la galerie, et exprimèrent leurs opinions non seulement dans le registre du secrétaire, mais aussi dans des lettres au directeur lui-même. Cette peinture était scandaleuse, anarchiste et puérile. C'était une insulte au public britannique, et l'homme qui était responsable de cette insulte était soit un idiot, soit un imposteur, soit un gredin. Des caricatures d'un monsieur à la bouche grande ouverte et aux cheveux très ébouriffés parurent dans les journaux. Des parents envoyèrent des gribouillages de leurs enfants en affirmant qu'ils étaient très supérieurs aux œuvres de Cézanne. Cette tempête d'injures inquiéta vraiment Roger Fry, dit Mr. McCarthy.
Les critiques se montrèrent naturellement plus mesurés dans leurs reproches, mais ils restaient perplexes. Un seul critique londonien, sir Charles Holmes, selon Mr. McCarthy, prit le parti des postimpressionnistes. Le plus influent, le plus écouté, le critique du Times, écrivit ceci: «Lorsque [Roger Fry] place sous son autorité une exposition de ce genre, et laisse entendre qu'il considère les œuvres de Gauguin et de Matisse comme le fin mot de l'art, il est à craindre que d'autres commentateurs moins sincères suivront ses traces, et s'efforceront de persuader le public que les postimpressionnistes sont des gens bien, et que leur art est la chose qu'il faut admirer. Ils accuseront sans doute ceux qui ne sont pas d'accord avec eux d'être des réactionnaires de la pire espèce.
Il est légitime d'aller au-devant de ces accusations, et de déclarer que nous sommes convaincus que cet art en soi est un flagrant exemple de réaction. Il prétend à la simplicité, et pour simplifier il rejette toute la technique que les maîtres du passé ont longuement acquise, développée et transmise. Il reprend tout au début - et s'arrête là où s'arrêterait un enfant... L'art vraiment primitif est séduisant parce qu'il est spontané: mais cet art-là est calculé - c'est le refus de tout ce que la civilisation a accompli, le bon comme le mauvais... C'est encore la vieille histoire de l'époque de Théophile Gautier - le but de l'artiste doit être d'épater le bourgeois et surtout pas de lui plaire! Un tel but est parfaitement atteint par le peintre Henri Matisse, de la main de qui nous avons un paysage, un portrait et une sculpture. Nous aurions pu avoir davantage, mais il paraît que toutes ses œuvres appartiennent à une riche famille parisienne, qui sans doute s'en est tellement entichée qu'elle ne veut rien prêter. Trois œuvres suffisent pour nous permettre d'évaluer la profondeur de la chute, nous ne dirons pas depuis les maîtres anciens, mais depuis trois idoles d'hier - depuis Claude Monet, depuis Manet, et depuis Rodin.» Finalement, le critique du Times en fait appel au Temps - «le seul classificateur impeccable» - qui, conclut-il assez étourdiment, confirmera son verdict. [...]"
La vie de Roger Fry de Virginia Woolf
traduit de l'anglais par Jean Pavans.
Editions Payot.
20:30 Publié dans litterature, peinture | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
Les commentaires sont fermés.