jeudi, 31 mai 2007
Le "Camp des Corbeaux"
Résistante de la première heure, opposante à la torture en Algérie, Germaine Tillion fêtait ce mercredi 30 mai ses cent ans. Engagée dans la résistance, elle est dénoncée et arrêtée à gare de Lyon le 13 août 1942. En 1943, la jeune résistante est déportée à Ravensbrück. Un an avant Granny ...
Une amie de ma grand-mère, Simone Rohner, avait écrit dès 1945 le récit de leur déportation (En enfer.- 9 Février 1944 - 8 Mai 1945), que j'ai retrouvé un jour par hasard sur internet. Ce récit, je l'ai relu hier soir quand j'ai réalisé brusquement que Madeleine R., ma grand-mère avait peut être croisé Germaine Tillion au Block réservé aux "politiques" avant d'être envoyée quelques semaines plus tard dans un autre camp, à Hanovre, pour travailler dans une usine d'armement ?
"[...] Après une marche assez longue, des pavés sonnèrent sous nos pas, nous distinguions dans la nuit étoilée de coquettes villas, des jardins, l'odeur des fleurs parvenait jusqu'à nous. Nous tournâmes à gauche et le portail de RAVENSBRÜCK brillamment illuminé apparut à nos yeux…
Il était environ minuit et nous étions le 18 Mai 1944.
RAVENSBRÜCK
**
Un grand portail de bois, genre rustique, violemment éclairé par des projecteurs, un bâtiment sur le côté gauche avec des marches, sur ces marches une quarantaine de S.S. hommes et femmes, la Commandante, calot sur l'oreille, chien dogue en laisse. Cela sentait l'effet organisé à notre intention, pour nous impressionner. J'ignore ce que ressentirent mes camarades, moi en toute sincérité, cela m'amusa, je trouvais cela grotesque.
Nous pénétrâmes sous le porche nous aperçûmes, car le camp intérieur était éclairé par des lampadaires électriques, de grandes bâtisses s'allongeant sur une sorte d'avenue. Nous n'eûmes pas le temps de voir grand chose, car nous faisant tourner sur la droite, nous pénétrâmes dans un bâtiment, par une entrée faiblement éclairée. Nos camarades s'engouffraient, poussées par des S.S. à l'intérieur d'une pièce obscure. Je fus saisie à la gorge par une atmosphère lourde, humide, n'y voyant rien, nous trébuchions les unes dans les autres, sur des valises, des sacs, le flot des camarades continuait d'entrer. Nous étions toutes debout, tassées, impossible de faire un mouvement.
La porte se referma.
Nos yeux s'habituant à l'obscurité, nous arrivâmes à distinguer vaguement des tiges pendant du plafond au-dessus de nos têtes et nous n'arrivions pas à saisir leur utilité. En tout cas, il était visible que l'exiguïté de la pièce n'était pas faite pour contenir 1 000 femmes et la chaleur devint suffocante, des femmes criaient, réclamant à boire, quelques-unes s'évanouirent, les autres se mirent à taper contre la porte afin de demander du secours, le bruit devint infernal, tout à coup, une femme cria d'une voix perçante :
- Nous sommes dans une chambre à gaz, ils vont nous asphyxier !
Imaginez la panique que ce cri déchaîna ? Des femmes se battaient, poussaient, hurlaient, sanglotaient, les coups redoublèrent dans la porte, c'était atroce. Brusquement nous fûmes inondées de lumière, nous nous aperçûmes à ce moment que nous étions dans les douches ; la porte s'ouvrit au même instant, la Commandante parut, suivie de femmes S.S. Une femme habillée en costume rayé gris et bleu, un triangle rouge et un numéro sur la poitrine, brassard jaune au bras, les accompagnait. C'était une prisonnière, elle s'adressa à nous en français :
- Mesdames, la Commandante vous fait dire que si elle entend un seul bruit, des sanctions seront prises, ici ne l'oubliez pas le règlement est sévère. Vous êtes priées de ne pas bouger et d'attendre les ordres. Défense absolue de toucher aux robinets, l'eau est contaminée. Je vous prie de vous abstenir de toutes protestations, c'est dans votre intérêt !
La Commandante avait écouté sans mot dire, elle s'avança vers nous, rompit le flot des femmes, nous dévisageant d'un œil froid, cruel, son chien la suivait, et nous nous écartions à son approche. C'était une femme d'une quarantaine d'années, aux cheveux blonds grisonnants, coiffure "Aiglon" son calot posé sur le côté, bottée, cravache à la main. Elle ressortit au bout d'un instant et tout retomba dans l'obscurité, un silence angoissant régnait, il semblait que personne n'osait plus espérer. Au bout d'un moment, les conversations reprirent à voix basse nous étions toutes arrivées à nous asseoir sur nos paquets. Tonio me dit :
- Je n'en puis plus, je dors !
- Tu as raison, répondis-je, j'en fais autant !
Je m'endormis presque aussitôt, lourdement, affalée sur des valises, terrassée par 5 jours d'insomnie. Lorsque je repris conscience, la lumière était allumée, Madeleine me dit :
- Comment as-tu pu dormir malgré cette angoisse ? C'est insensé, je ne le comprends pas ! Je vis qu'elle pleurait.
- Mais voyons qu'as-tu ? Reprends-toi, je t'en prie ! lui dis-je.
- Impossible ! Cette nuit m'a bouleversé ! me disait-elle et ses larmes coulaient lourdes de détresse, elle resta ainsi 8 jours sans pouvoir se ressaisir…
Enfin après un laps de temps assez long, la porte s'ouvrit et on nous pria de sortir.
C'était l'aube, un ciel gris et une petite pluie fine tombait.
On nous fit mettre en rang par dix et nous restâmes là, debout. Tout à coup, nous vîmes déboucher de l'avenue, une troupe de femmes marchant au pas cadencé, pelle ou pioche sur l'épaule. La vision était dantesque, car elles étaient toutes hâves, des yeux immenses dans des visages ravagés, un foulard sur la tête cachait mal des têtes presque toutes tondues. Nous les regardions venir vers nous, stupéfiées, le souffle court. Quoi ? C'était des femmes comme nous ? Ce troupeau aux robes rayées, la plupart pieds nus… J'eus à ce moment la révélation du bagne, de l'horreur, une désespérance me saisit pendant quelques minutes, je tournais les yeux vers mes camarades, toutes avaient les yeux embués de larmes ; non ce n'est pas possible, jamais nous ne deviendrions ainsi, jamais, d'ailleurs la délivrance est proche… et je secouais d'un coup d'épaule l'angoisse agrippée après moi, mais je la sentais sourdre en mon cœur. La colonne défilait devant nous, visages de détresse, nous regardant sans une lueur de vie dans les yeux ; en fin de convoi aux signes de têtes nous criâmes :
- Françaises !
Deux, trois voix s'élevèrent dans les rangs :
- Mangez toutes vos provisions, ils prennent tout !
Des S.S. bondirent dans la direction des voix et des coups s'abattirent sur des nuques, malgré tout, elles continuèrent à crier :
- Mangez tout, mangez tout…
Nous vîmes arriver des groupes de 4 femmes, sortant d'allées transversales, donnant sur le côté droit de l'avenue elles se dirigeaient toutes vers une large bâtisse en briques roses qui faisait suite aux bâtiments des douches. Elles en ressortaient avec de lourds bidons de 60 à 80 litres, nous les voyions ployer sous la charge.
C'était la corvée des cuisines.
Des S.S. nous gardaient, ainsi que des prisonnières Polonaises ayant au bras un brassard vert. Le jour se leva, la pluie tombait toujours et nous transperçait petit à petit, nous étions toutes lasses infiniment, nous nous étions assises sur les valises, nous protégeant sous nos couvertures, nous ressemblions ainsi à un campement de Bédouins. Il était à peu près 4 h 1/2 lorsqu'une sirène sonna ; de tous côtés des femmes en rang de 5 arrivaient et vinrent se placer sur la large avenue. Nous assistâmes un premier appel du camp, celui-ci dura au moins 2 h. Puis elles repartirent, les unes vers les blocs, les autres vers la sortie, c'était les travailleuses qui se rendaient dans différentes usines entourant le camp (nous sûmes cela plus tard).
Vers 7 h des prisonnières nous apportèrent des bidons et des écuelles, la distribution d'un jus clair, dénomm é"café" nous fut faite. Cela nous parut bon tant la soif nous dévorait depuis 6 jours… c'était le premier liquide que nous absorbions et nous le bûmes goulûment.
L'attente continua.
Nous sentions la faim nous gagner et tranquillement, sous l'oeil des S.S. les provisions sortirent des sacs. Ce fut une véritable curée, car nous avions encore aux oreilles le cri des camarades : "Mangez vos provisions !". Boîtes de conserves, fromage, lait condensé, chocolat, gâteaux, sucre, confiture, tout y passa, dans un mélange hétéroclite, sardines après confiture, que nous importait, nous bâfrions… Malgré notre ardeur, bien des choses restaient, car beaucoup de camarades avaient cru bien faire en entassant des réserves.
La pluie tombait toujours… nous grelottions, Madeleine et moi malgré sa couverture de fourrure que nous avions sur le dos. Celle-ci remarqua les yeux admiratifs des S.S. :
- Les garces, dit-elle, si elles croient se l'approprier tu vas voir ce que j'en fais… Aide-moi !
Toutes deux nous nous mîmes à déchirer, dépioter les peaux, c'était du ventre de petits gris, puis elle l'étala sur le sol plein de boue et la piétina consciencieusement. J'aurai voulu que vous voyiez l'aspect de la couverture ! Je ne pouvais m'empêcher de rire aux larmes de ce vandalisme voulu.
[...]
Nous regardions les camarades entrer 10 par 10 par une porte, vêtues plus ou moins élégamment suivant leur condition et ressortant un quart d'heure après, par une autre porte, entièrement nues. Le contraste était frappant, nous ne pouvions nous empêcher de rire de certaines têtes entièrement rasées, lorsque les filles étaient jeunes, passe encore, mais nous vîmes venir de pauvres vieilles honteuses, ne sachant comment cacher la misère de leur nudité. C'était lamentable ! Quelques-unes étaient tondues et nous nous demandions pourquoi, exemple la Générale Audibert qui avait 73 ans !…
En ressortant, elles nous prévinrent que la fouille était complète… (j'avais camouflé la lettre de mon Jacques dans un papier cellophane, là où vous pensez !). Je me décidai la mort dans l'âme à la détruire, ce fut pour moi, un gros chagrin, car je tenais tellement à cette petite lettre, c'était tout ce qui me restait de lui…
Une de nos camarades, peu de temps après, nous prévint que nous pouvions nous arranger avec une Polonaise pour camoufler les choses auxquelles nous tenions le plus, contre de la nourriture. Trop tard, pour moi… Je lui remis à tout hasard, mon tricot, un petit porte-monnaie dans lequel j'avais mis mon mouchoir brodé en cellule. Celui-ci nous avait servi de drapeau pendant tout le voyage, nous l'agitions par la fenêtre au passage des gares.
Lorsqu'elles étaient au nombre de 40, elles s'installaient sous les douches et les S.S. les arrosaient d'eau bouillante ou glacée, suivant leur fantaisie… puis vous receviez un paquet de vêtements ficelé : 1 chemise, 1 culotte, 1 robe, 1 foulard, des claquettes.
Qu'importe la taille.
[...]
Le lendemain nous fîmes connaissance avec le premier appel.
Le jour se levait à peine et nous frissonnions dans nos robes de bois. Nous étions debout sur 10 rangs de 100 au garde-à-vous et cela durait de 1 h 1/2 à 2 h environ. Une fois même à la suite d'une évasion nous restâmes 5 h ainsi. Lorsque le"Achtung !" retentissait, nous nous immobilisions toutes, tête droite, yeux fixés devant nous. 4 ou 5 S.S. nous comptaient, nous examinaient, puis signaient le cahier du bloc que leur présentait la Blokowa,. Sitôt le signal de la sirène nous nous ruions toutes vers l'entrée du bloc. Pendant notre attente, nous regardions le jour se lever, et suivions des yeux la course des nuages dans le ciel. Je dois dire qu'à RAVENSBRÜCK celui-ci était d'une grande luminosité, était-ce la réverbération des marais, du sable dans la plaine ou le peu d'éloignement de la BALTIQUE ? Je l'ignore, mais les jours et les nuits étaient merveilleux de pureté, il semblait que rien n'altérait l'air outre la terre et le ciel. Seul, parfois un brouillard venant de cheminées du camp, recouvrait celui-ci, nous avions remarqué l'odeur étrange qui s'en dégageait, un soir même une camarade nous fit la réflexion suivante, en regardant une lueur rouge s'élevant de celle-ci :
- Qu'est-ce qu'ils font comme cuisine !
En effet, curieuse cuisine que celle des corps de nos camarades qui s'envolaient ainsi en fumée et que nous prenions pour du brouillard… mais nous étions nouvelles et nous ne sûmes que plus tard ce macabre détail."
Durant sa détention, Germaine Tillion écrit une opérette-revue, "Le Verfügbar aux enfers", texte stupéfiant écrit dans un seul but, survivre à la barbarie nazie. A sa vision ironique et distanciée d'un quotidien infernal se mêle le souvenir musical d'airs d'opéra ou d'opérette, de chansons légères ou nostalgiques des années folles. Le "Verfügbar aux Enfers" illustre le pouvoir subversif et salvateur de la légèreté sur le tragique, que j'ai également retrouvé dans le récit de Simone Rohner ...
L'œuvre n'a jamais encore été jouée. Elle est adaptée pour la première fois à la scène par de jeunes artistes habités du devoir de mémoire et de transmission, et jouée au Théâtre du Châtelet (Paris) du 02 Juin au 03 Juin 2007
Les dessins qui illustrent cette note ont été fait à Ravenbruck (http://www.chgs.umn.edu/Visual___Artistic_Resources/Women... ). voir aussi un article sur "l'art et les camps" http://perso.orange.fr/d-d.natanson/art_et_camps.htm#prem...
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