samedi, 29 décembre 2007
Le Facteur de la poste aux lettres
par
J. Hilpert
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Vous avez passé la nuit au bal. - Il est midi. - Vous vous levez, l’oeil encore appesanti par le sommeil. On sonne à votre porte.
« Qui est-ce qui est là ? - Le Facteur qui demande à parler à monsieur. - Le diable t’emporte ! » Et tout en murmurant ces paroles d’un fatal augure pour le visiteur, vous ouvrez.
« Monsieur, c’est votre Facteur qui prend la liberté de vous souhaiter la bonne année et de vous offrir un almanach. »
A l’audition de cette formule, prononcée le plus souvent d’un air riant par un homme d’une quarantaine d’années, à la taille moyenne, aux formes nerveuses et ramassées ; à la vue de cette main qui, parmi plusieurs douzaines de cartons, choisit avec un tact tout particulier celui qui convient le mieux à vos goûts ou à votre condition, un frisson involontaire vous saisit. Ces trois mots - la bonne année - ont suffi pour faire dérouler devant votre esprit un cercle infini d’idées pauvres et maussades. Vous avez reconnu tout d’abord l’approche du 1er janvier, jour néfaste pour qui n’est plus un enfant, époque fatale où, de peur de manquer à des usages généralement reçus, on doit tout à la fois se faire banquier et comédien.
Au Facteur appartient de temps immémorial le soin de nous avertir chaque année du moment où nous allons être appelés à jouer l’un et l’autre de ces rôles ; et comme, aujourd’hui, vous n’en êtes pas à votre coup d’essai, vous reconnaissez cette attention prévenante par le don de quelques pièces de monnaie proportionné à l’étage que vous habitez et à votre générosité. Par forme de conversation même, et quoique dans toute l’année vous ne receviez peut-être pas dix lettres à votre adresse, vous avez recommandé pour l’avenir le plus grand soin dans leur remise ; ce qui, soit dit entre nous, produira autant d’effet que cette suscription, très-pressée, par laquelle de fort honnêtes gens croient encore de nos jours imprimer à leur correspondance une célérité extraordinaire.
Votre Facteur a promis, et modifiant son salut suivant l’importance de l’étrenne, il s’est retiré en toute hâte, car à cette époque les instants lui sont chers. De votre côté, regrettant presque le petit présent que vous n’avez pas osé lui refuser, et comparant d’un coup d’oeil les recettes multipliées qu’il va faire, avec les dépenses excessives dont sa présence vous a annoncé le retour, vous vous surprenez à dire avec un gros soupir : « C’est un bon métier que celui de Facteur ! »
Le connaissez-vous, ce métier, pour en parler ainsi ? - Non, sans doute ; et cependant vous ne pouvez faire un pas, à quelque heure, dans quelque quartier que ce soit, sans rencontrer une des quatre cent six individualités de ce corps utile, qui chaque jour parcourt nos rues en tout sens.
Permettez-moi donc de vous apprendre ce qu’il est, et, comme le froid pique, fermons bien les portes, jetons une bûche dans le foyer, asseyons-nous et écoutez-moi.
Autrefois, ou plutôt avant la restauration - je me dispenserai, avec votre permission, de remonter à des temps plus éloignés, - les Facteurs étaient choisis dans l’armée. Quiconque avait eu le bonheur de rentrer en France muni des trois membres nécessaires, c’est-à-dire de deux jambes et d’un bras, fût-ce le droit, fût-ce le gauche, était apte à remplir ces fonctions ; et en ce moment même il existe encore tel échantillon mutilé de ces temps de gloire et de victoire, qui, après avoir perdu une partie de lui-même à Leipsick, se sert habilement de celles qui lui restent pour donner à ses confrères tout entiers les meilleurs exemples de zèle et d’activité.
Aujourd’hui ce mode de recrutement n’existe plus, et le civil seul est appelé à remplir les vacances. Les élus sont presque tous des jeunes gens de dix-huit à vingt ans. Ils exerçaient un état ; le manque d’ouvrage, la maladie, les ont engagés à y renoncer ; mais, à moins qu’ils ne fussent fils de facteurs, et dans ce cas même il est à remarquer qu’ils ne se décideront jamais à suivre la condition de leur père qu’après avoir tâté d’une autre profession, il leur a fallu, pour réussir, autant de protections au moins que s’il se fût agi d’obtenir une place de préfet ou de conseiller-maître à la cour des comptes. Des certificats de toute nature, l’appui des cinq ou six députés de leur département, des apostilles de ministres, voire même de princes, n’ont été que suffisants pour faire sortir leurs noms des cartons poudreux du personnel où ils gisaient en compagnie de quelques centaines de demandes condamnées la plupart à une réclusion perpétuelle.
Une fois admis, le Leveur de boîtes, tel est son titre pendant les premiers pas de la nouvelle carrière qu’il va parcourir, reçoit de l’administration un double habillement complet. Chacun d’eux consiste, comme on sait, dans un habit bleu de roi, à parements et collet rouges, dans une double paire de pantalons, les uns de drap gris mêlé, les autres de coutil, suivant la saison ; le tout rehaussé d’un petit collet de drap marengo pompeusement qualifié du nom de manteau et dont l’usage ne doit pas être moindre de quatre ans et demi, aux risques et périls de l’homme qu’il est destiné à protéger contre toutes les intempéries ; ajoutez à cela un chapeau rond de cuir verni, coiffure brûlante en été, glaciale en hiver, dont, en cas d’averse, les bords étroits remplissent merveilleusement l’office de gouttière au détriment de celui qui la porte, et vous aurez une juste idée de la tenue de nos Facteurs parisiens.
Tenue est le mot ; car ils sont soumis à une organisation toute militaire.
Divisés en dix-huit brigades dont le service alterne de distribution en distribution, subdivisés par quartiers, ils doivent une obéissance passive au Facteur chef, espèce de sous-officier préposé à la conduite de chaque brigade et qui, à ce titre, reçoit une broderie d’or au collet, cent écus de haute paye annuelle, et l’espoir vraiment ambitieux de passer un jour employé à quinze cents francs.
Un habit mal boutonné, des guêtres, un col différant quelque peu du modèle d’uniforme, sont autant de sujets de punition.
Le règlement des Facteurs n’a pas moins de cent vingt-deux paragraphes, et tout en reconnaissant combien sont sages et nécessaires les dispositions pénales qu’il renferme, appliquées aux cas, heureusement si rares, de violation de cachet, de suppression de lettre, de malversation, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que plusieurs de ces articles sont d’une sévérité extraordinaire. Nous aurons bientôt occasion d’en parler. Revenons à notre Leveur de boîtes.
Attaché à l’un des neuf bureaux d’arrondissement qui, désignés chacun par une des lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à I, se partagent, à l’aide de deux cent vingt-cinq petites succursales, le soin de subvenir aux besoins épistolaires de la capitale, il est spécialement chargé de faire sept fois par jour, aux heures dites, la levée des boîtes situées dans les limites de son chef-lieu ; à son activité se recommandent encore, dans l’intervalle des tournées, le tri et le timbre des lettres, et, à tour de rôle, l’ouverture, le nettoiement et la garde du bureau ; puis, pour rémunération de ces travaux continuels, il reçoit, après deux mois, le premier étant retenu au profit de la caisse des pensions, 47 francs 50 centimes, modique somme destinée pendant deux ou trois ans à être le seul salaire mensuel auquel il aura droit. A moins d’être rentier, on ne peut se permettre un tel désintéressement.
Ce premier temps écoulé, la position du néophyte subit un immense changement. Il était surnuméraire Facteur, il devient Facteur surnuméraire. Cette seconde période est loin d’améliorer sa position, car ses appointements demeurent les mêmes ; et si d’abord il ne lui fallait que des jambes, maintenant il est indispensable qu’il ait en outre de la tête et de la mémoire.
Appelé sans cesse en effet à partager les fonctions du Facteur en pied qu’une indisposition ou toute autre cause éloigne de son service, il subit les chances d’une grave responsabilité et n’a d’autre avantage, aux termes du règlement, que l’allocation d’une indemnité journalière de 75 centimes due par le Facteur absent. L’usage, plus généreux, veut, il est vrai, que ce chiffre soit doublé, et le remplaçant reçoit dix sous par tournée en temps ordinaire et un franc dans les mois d’étrennes, c’est-à-dire en décembre et janvier.
Hier à Chaillot, aujourd’hui à la Chaussée-d’Antin, demain au faubourg Saint-Antoine, le surnuméraire, s’il se mêlait d’écrire, pourrait mieux que personne donner une description exacte des différents quartiers de Paris, des moeurs et des usages sociaux de leurs habitants. Il les a vus, le matin, le soir, à toute heure. Il a surpris la joie du riche rompant un cachet de deuil ; il a compati à la douleur du pauvre pleurant à la nouvelle d’une perte qui met un terme à sa misère. Confident involontaire de bien des peines, de bien des joies, sa discrétion est à l’épreuve. Ces lettres que, chaque jour, il manie par milliers, du contenu desquelles dépendent peut-être la vie, l’honneur, la fortune de vingt familles, il en est venu, à force d’habitude, à les regarder avec une égale indifférence. Le chiffre de la taxe est la seule chose qui le préoccupe. Tous les événements qui se partagent la destiné de l’homme, toutes les passions qui fermentent au fond de notre coeur, se réduisent à ses yeux aux proportions d’une inscription banale, telle que : parti sans laisser d’adresse, ou mort ; héritiers inconnus.
Et ne vous étonnez pas d’une telle insensibilité ! La poste de Paris ne manipule pas moins de cinquante-quatre mille lettres par jour, et, un chiffre aussi élevé une fois atteint, qu’il s’agisse d’hommes ou de feuilles de papier, tout devient marchandise. Demandez à l’histoire quel cas Alexandre et Napoléon faisaient de leurs semblables ?
D’ailleurs notre surnuméraire a déjà 6 ou 7 ans de service. Il vient de passer en pied.
Que si jamais, dans une nuit d’hiver bien noire, par une pluie battante, vous parcouriez nos rues à quatre heures du matin, vous y rencontreriez incontestablement trois espèces d’être animés : le voleur rentrant après avoir travaillé, le chien caniche sans asile et l’Employé des postes ou le Facteur. - Nous ne nous occupons en ce moment que ce celui-ci - se rendant au centre, c’est-à-dire rue J.-J. Rousseau. L’eau tombe à torrents ; le vent redouble de furie. Que feront vos trois compagnons de route ? Le voleur entrera au premier cabaret ouvert, - il y en a à toute heure ; - le chien se mettra à l’abri ; le malheureux postier seul continuera sa route, car l’instant fatal approche, et une minute de retard suffirait pour lui mériter la première fois cinq, la seconde fois quinze jours de suspension, en d’autres termes, pour le priver du sixième ou de la moitié de ses faibles appointements.
Il arrive enfin à l’administration, essoufflé, trempé ; mais au lieu de prendre quelques moments d’un repos nécessaire, au lieu de réchauffer ses membres transpercés, il n’a que le temps de répondre à l’appel, et se rangeant à l’alignement de sa brigade qu’il reconnaît au numéro brodé sur le collet des camarades qui la composent, il entre, au pas ordinaire, sous la conduite du Chef facteur, dans la salle destinée aux travaux préparatoires à la distribution.
Suivons-le dans ce sanctuaire interdit aux profanes et assez vaste pour renfermer tout à la fois une tribune élevée du haut de laquelle préside le chef du service de Paris ; un bureau destiné aux commis chargés du contrôle des produits, et neuf tables dont la dimension permet à seize hommes de prendre rang à l’entour de chacune. - Les absents ont été pointés ; remplacés. - On s’est assis. - Silence général et attention ! - Au coup de sonnette qui répond au-dessus de leur table, les chefs facteurs se rendent au bureau pour y reconnaître le compte de la taxe des lettres destinées à leur arrondissement. - Apportées par quinze malles qui, parties des diverses extrémités de la France, arrivent toujours à Paris de trois à cinq heures - à moins qu’elles ne soient du nouveau modèle, - ces lettres ont été, ce matin même, par des employés de la division du départ et de l’arrivée, extraites des 5,700 dépêches qui les renfermaient. Constater leur montant, reconnaître les chargements, les lettres recommandées, celles affranchies et en passe, les journaux ou imprimés de toute nature qui les accompagnaient, les diviser à l’aide de grands casiers dont chaque compartiment représente un arrondissement, établir autant de décomptes séparés, former de nouveaux paquets immédiatement apportés au contrôle des produits, tout cela a été l’affaire de trois quarts d’heure, d’une heure au plus.
Le Chef facteur a terminé sa vérification. Le voilà responsable des lettres qu’il a prises en charge et qu’à l’instant il jette au milieu de sa table. Commence alors un travail vraiment extraordinaire. Toutes les mains se mettent en mouvement, les lettres volent d’un homme à l’autre, se croisent, s’entre-choquent avec une rapidité inexprimable. On cherche encore à deviner comment chacun peut se reconnaître dans cette mêlée générale, et déjà le tri par quartier est terminé.
C’est alors que le Facteur doit être tout oeil, tout chiffre. Devenu comptable à son tour des lettres amassées devant lui et qu’il dispose suivant son itinéraire, il ne peut, sans s’exposer à une nouvelle suspension, toujours de cinq à quinze jours, faire une erreur, fût-elle même de 50 centimes, dans le total qu’il annonce, et dont le montant, combiné avec les additions réunies de ses collègues, doit représenter la somme primitivement reconnue par son chef de brigade.
Le premier travail de la journée est terminé. Le Facteur a fidèlement exécuté les diverses manoeuvres qui lui sont imposées. Tantôt, à l’appel des adresses incomplètes, il a, comme l’écolier en classe, silencieusement porté la main droite au-dessus de sa tête, pour annoncer que la lettre était distribuable dans son quartier ; tantôt il s’est levé de sa personne, et prenant la position du soldat sans armes, a fait face de la manière la plus immobile à la tribune du Moniteur… je veux dire du Chef du service de Paris. Un nouveau coup de sonnette, signal du départ, a répondu à ce dernier exercice.
Chaque brigade se retire en bon ordre pour rejoindre son omnibus qui l’attend dans la cour du Méridien. Vingt fois déjà vous avez rencontré ces longues voitures, à la couleur brune, aux panneaux décorés, je ne sais trop pourquoi, des armes d’Angleterre, aux rideaux de coutil, ce qui ne laisse pas que d’être très-sain pour des gens mouillés d’abord jusqu’aux os, et exposés ensuite, pendant une heure ou deux, à la chaleur combinée du gaz et d’un foyer ardent. Peut-être même vous êtes-vous demandé comment dans une ville comme la nôtre, où déjà tant de véhicules embarrassent les rues et compromettent la vie des passants, le moyen, évidemment adopté pour donner plus de célérité à la distribution des lettres, était précisément celui qui, à la première vue, semblait le plus propre à la retarder en augmentant ces mêmes embarras et accroissant les dangers des piétons ! - Question vraiment fort raisonnable, mais à laquelle, pour mon compte, je ne saurais répondre, puisque, depuis cette innovation, les sept distributions de lettres qui existaient dans Paris ont été réduites à six, le tout à l’avantage du public, qui, grâce à l’apposition d’un nouveau timbre constatant l’heure de la levée, a du moins en recevant ses lettres le lendemain, l’intime satisfaction de savoir qu’elles auraient facilement pu lui être remises la veille.
Quoiqu’il en soit, notre Facteur, portant, en sa qualité de nouveau, le n° 16 gravé sur l’écusson qui brille à la gauche de sa poitrine, est descendu le dernier de sa voiture. Malheur à lui s’il a oublié d’en relever le marche-pied ! trois jours de suspension suffiront à peine à l’expiation d’une faute aussi préjudiciable aux intérêts de l’état. - Tout ceci vous paraît bien sévère, bien minutieux ; mais c’est le revers de la médaille. Regardez le beau côté.
Notre homme est enfin Facteur en titre. Il a ses 800 francs d’appointements, à la retenue près. Le voilà avec une boîte, un quartier, pouvant dire avec une certaine suffisance : mes pratiques, mes portières…
La portière joue un grand rôle dans l’existence du Facteur. Elle est à son égard ce que, suivant les naturalistes, sont au corps humain ces insectes agiles dont la morsure active la circulation du sang et réveille les natures endormies. Aussi portières et facteurs sont-ils en hostilités perpétuelles, et si jamais le paradis tardait à s’ouvrir devant un de ces derniers, c’est qu’à coup sûr on aurait omis, en pesant ses mérites, de mettre dans la balance les actes innombrables de patience et de longanimité pratiqués, sa vie durant, à l’égard des dames du cordon.
Suivons le nouvel élu dans sa première tournée. Qu’il fasse la rue en tricotant, c’est-à-dire en allant successivement des numéros pairs aux numéros impairs, ou qu’il la desserve en impasse, ce qui s’entend d’une distribution commencée par un côté et terminée par l’autre, il ne peut tarder à trouver un obstacle. A sept heures du matin, en hiver, peu de gens sont levés et beaucoup de portes sont fermées.
Il saisit un manteau et frappe un premier coup ; - rien. - Même manége une deuxième, une troisième fois ; - silence complet. - Impatienté d’attendre, car ses minutes sont comptées, il fait vibrer le fer avec violence. - Le cordon est tiré. « Que diantre ! madame Bertrand, ouvrez donc plus vite. - Vous v’là bien gâté, répond la portière en se levant à moitié de son lit ; comme si j’avais besoin de vot’ visite si matin. - Trois lettres, 56 sous. - Je m’endormais à peine ; le locataire du second qu’est rentré qu’à cinq heures ; si ce n’était le moment des étrennes, je l’aurais joliment laissé dehors. - Vite, mon argent ! » Mais déjà madame Bertrand s’est retournée du côté de la ruelle et a recommencé à dormir. Pour rattraper le temps perdu, le Facteur dépose les trois missives sur la commode : - les prenne qui voudra ! - et sort à la hâte, après avoir marqué le crédit sur son carnet. Trop heureux bourgeois de Paris, quel avantage immense ne retirez-vous pas de la première distribution !
La seconde maison est ouverte. « Une lettre, 4 francs 10 sous. - J’ai pas d’monnaie. - J’vous changerai. - Pus souvent que j’entamerai une pièce pour ça, j’vous paierai tantôt. - C’est ennuyeux, madame Poquet, vous me dites tous les jours la même chose. - A-vous pas peur que j’déménage !... Vous n’êtes pas si aimable que vot’camarade. » Le facteur hausse les épaules, et, de peur d’un nouveau retard, se sauve en inscrivant les 4 francs 10 sous dus par madame Poquet, heureux si, dans les autres tournées, une nouvelle lettre le ramène pour relever ce crédit.
Cinquante accidents semblables l’attendent dans cette première course. La portière du n° 8 refuse une lettre à l’adresse de mademoiselle Adèle, qui lui en doit déjà trois de la même écriture, et si elle se décide enfin à la prendre, c’est à la seule condition de n’en payer le port qu’après l’avoir reçu elle-même de sa locataire. Sa collègue du n° 15, mécontente d’être réveillée en sursaut au moment où elle rêvait d’un chat blanc, ce qui annonce incontestablement les succès au théâtre de sa fille Paméla, ferme impitoyablement son carreau au nez du malencontreux visiteur. - Ici on veut le forcer à reprendre une lettre décachetée ; là on profite d’un instant de distraction pour ne pas lui rendre son compte, ou pour lui couler une pièce fausse.
Il est neuf heures et demie. - La deuxième tournée commence. - Après avoir retrouvé les lettres de la première distribution sur la commode de madame Bertrand, sérieusement occupée en ce moment à épeler, de concert avec la laitière, le journal du premier, le second Facteur du quartier arrive à la loge de madame Poquet : « T’nez v’là la lettre que vot’ camarade a apporté z’à ce matin, j’ly disais bien qu’elle n’serait pas reçue sans être affranchite, 4 francs 10 sous,… rendez-moi mon surplus. - Ça ne me regarde pas, vous savez bien que ce n’est pas moi qui vous l’ai remise. - Eh bien, v’là qu’est gentil ; j’vas en être pour mon pauvre argent. - Vous avez donc eu de la monnaie ce matin par extraordinaire ? - Qu’est-ce que ça vous fait, malhonnête ?.. Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade !... - Il paraît que madame Poquet tient essentiellement à cette phrase. - C’est bon, c’est bon, donnez-moi mon compte. » La portière se répand en invectives ; le facteur tient bon. Enfin elle se décide à payer, mais non sans avoir lancé à la face de son interlocuteur cette brillante péroraison : « Vous êtes tous un tas d’brigands dans c’te scélérate d’administration ! »
L’heure s’avance, les difficultés s’aplanissent et la tournée s’achèvera paisiblement, à moins qu’une maison sans portier ne vienne de nouveau en retarder le cours. Là, le Facteur, après avoir frappé cinq coups, signe indicateur de l’étage occupé par le destinataire, se retire jusqu’au mur opposé et appelle de toute la force de ses poumons : « Madame Pauvrelet, 5 sous ! » Le bruit des voitures couvre sa voix. Il refrappe, il recrie… Enfin la fenêtre du quatrième s’entr’ouvre « 5 sous ! » Bientôt une figure humaine paraît à la porte de l’allée, le Facteur s’avance : « Madame Pauvrelet, 5 sous. - Mais je ne m’appelle pas ainsi ; je suis mademoiselle Amanda de Saint-Trillet, ex-choriste au grand Opéra. - Eh bien, madame Amanda, ayez la complaisance de remettre cette lettre à votre voisine. - Pus souvent, une langue de vipère qu’est toujours sur le carré à voir ce qui entre et ce qui sort ; avec ça qu’elle a des enfants en servage, qu’elle les laisse manquer de tout, pauvres agneaux !... que c’est une infection dans le colidor ! »
Habitué à ces sortes de colloques, le Facteur a retraversé la rue dès les premiers mots, et, après avoir frappé et appelé de nouveau, il s’éloigne en écrivant sur le dos de la lettre : absente.
A la quatrième tournée, cette même lettre sera représentée. Cette fois madame Pauvrelet a entendu, elle descend, et, après avoir lu : « Tiens, j’n’ai pas ma bourse, mon petit, je vous paierai ça demain. - Ç’a peut s’oublier. - Si vous avez peur de le perdre, venez le chercher, votre port. » Et le Facteur se résigne à monter cinq étages. L’escalier devient de plus en plus clair. Madame Pauvrelet s’aperçoit que le billet est daté de la veille : « Pourquoi donc que vous me l’apportez si tard, cette lettre d’hier ? - Vous étiez sortie ce matin. - J’ai pas bougé. - Demandez à madame Saint-Trillet. - Belle linotte, ma foi, pour se mêler de mes affaires ;… qu’elle m’empêche de dormir toutes les nuits avec ses chansons… que ça vous reçoit une société qui n’est ni d’Ève ni d’Adam… Quarante-cinq ans, mon cher, et ça dit que c’est pour faire des répétitions de choeurs ! - Dépêchons, s’il vous plaît. - Eh bien, les voilà vos 5 sous, mal obligeant, et venez me demander des étrennes ! »
Le Facteur n’ira pas, car il se respecte et ne fait pas la mansarde ; mais plaignez-le si madame Pauvrelet a quelques relations, tant éloignées soient-elles, avec un chef de l’administration des postes, il y aura rapport et punition pour le pauvre subalterne.
Telles sont les tribulations auxquelles le Facteur est continuellement exposé, et qu’a-t-il pour l’indemniser de tant de fatigues, de tant de dégoûts ; pour le récompenser de sa probité à toute épreuve ? - un avancement qui, après vingt-cinq années de service, élèvera son traitement à 1,200 fr., un médecin et des drogues gratis en cas de maladie ; une pension de 600 fr. quand il ne pourra plus marcher ; - puis, s’il est bien protégé, l’espoir d’être sur ses vieux jours attaché au service d’un ministère, ou nommé Facteur de la cour, ce qui lui donnera le droit de porter tricorne et habit galonné, et l’exposera, grâce à son portefeuille, à recevoir les hommages militaires du conscrit en faction.
« - Mais les étrennes ? »
Elles varient de 6 à 1200 fr. par quartier ; c’est chaque Facteur un supplément de revenu de 5 à 600 fr. sur lequel il prélève le chapeau, gratification qu’à son tour il compte au surnuméraire, son remplaçant au moment de la récolte.
Dites, à présent, si vous regrettez encore les modestes étrennes que vous donnez chaque année à votre Facteur !
J. HILPERT.
tome 2 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842
07:30 Publié dans litterature, traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
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