Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 08 mars 2011

MOI, CHRISTINE, QUI AI PLEURÉ

BL-pizan2.jpgChristine de Pisan (Venise vers 1363 -  vers 1430) est la première femme à vivre de sa plume.

Christine de Pizan est née à Venise, vraisemblablement en 1364. Son père, Tommasso di Benvenuto, originaire de Pizzano, près de Bologne, a étudié la médecine dans cette ville et y a enseigné l’astrologie, avant de devenir conseiller de la république de Venise. Peu après la naissance de Christine, il est appelé à Paris par Charles V comme médecin et astrologue. Très en faveur auprès du roi qui rétribue largement ses services, il fait venir sa famille d’Italie vers 1368. Christine reçoit de lui une instruction plus poussée qu’il n’était d’usage, jusqu’à son mariage, en 1379 ou 1380, avec Étienne du Castel, secrétaire du roi. La mort de Charles V, en 1380, affecte gravement la position de Thomas: il meurt dans la gêne vers 1387. Le mari de Christine s’éteint peu après, à l’automne 1390.

Veuve à 25 ans, Christine de Pisan reste seule avec sa mère et ses trois enfants, aux prises avec des débiteurs indélicats, en butte aux attaques des créanciers qui veulent lui enlever les biens hérités de son père, Thomas di Pizzano, et de son mari, Étienne de Castel. Elle se bat courageusement, défend sa famille, et réussit à éviter la ruine complète.

"Je suis veuve, seulette et noir vêtue

A triste vis simplement affublée ;

En grand courroux de manière adoulée

Porte le deuil très amer qui me tue.

De triste coeur, chanter joyeusement

Et rire en deuil, c’est chose forte à faire."

Christine de Pisan ne perd pas courage. Dès la mort de son père, elle cherche à se créer des ressources par ses talents. Le succès des poésies légères qu'elle a composées avec facilité la persuade de s'essayer à des écrits plus sérieux. Mais avant de rien entreprendre, elle se remet, pendant plusieurs années à l'étude des meilleurs auteurs anciens et modernes, qu'elle lit dans leur langue. "Tu ne dois pas te tenir pour malheureuse quand tu as, entre autres biens, une des choses du monde qui te cause le plus de délices et de plaisirs, c’est assavoir le doux goût de science." Ecrit-elle, ou encore "Ce n’est pas à la faiblesse de son esprit, mais à son manque d’instruction que la femme doit son infériorité."

A l’exception des lettres d’Amour d’Héloïse, de quelques oeuvres de nonnes érudites, les ouvrages littéraires écrits par des femmes sont rares. On peut donc dire que Christine de Pisan a été en France la première des femmes savantes et des femmes auteures. C'est d'ailleurs grâce à ses œuvres, riches en confidences autobiographiques, que son existence passablement mouvementée et son parcours littéraire sont relativement bien connus en France. Sa production est considérable. Elle en fait le bilan en 1405, dans le Livre de l’advision : "Depuis l’an 1399 que je commençai jusqu’à cette année 1405 auquel encore je ne cesse, j’ai compilé quinze volumes principaux sans les autres petits dictés, lesquels tout ensemble contiennent environ soixante-dix cahiers de grand volume."

Mais quoique ses diverses productions fussent toujours aussi bien accueillies par la cour et les lettrés, elles suffisent à grand-peine à la subsistance de la famille de Christine de Pisan. Heureusement, elle a nombre de mécènes pour qui elle compose poèmes, éloges et panégyriques. On rapporte aussi que Henri IV d'Angleterre lui offrit de se fixer à sa cour; mais elle ne se laisse pas séduire, et elle préfère rester avec peu d'aisance en France. Mais le premier poème de Christine, l’Épître au dieu d’Amour, écrit en 1399, sera traduit outre-Manche, dès 1402, par Thomas Occleve, lui-même auteur de renom.

pisan_cité dames.jpgEn 1399, le maréchal Jean II Le Maingre (en vieux français , Jehan le Meingre), appelé Boucicaut, fonde l'ordre de chevalerie L'Ecu vert à la Dame blanche un ordre chevaleresque inspiré par l'idéal de l'amour courtois dont la vocation est la défense des femmes. L'année suivante, le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, préside à la création de la fameuse "cour d'Amour" qui débat de casuistique amoureuse et se réunit à la Saint-Valentin pour un tournoi poétique en l'honneur des dames. Au même moment, en 1399, Christine se lance dans la polémique littéraire pour défendre les femmes, qui s'achèvera en 1405 par la rédaction de deux traités, la Cité des dames, suivi du Livre des Trois Vertus (ou Trésor de la Cité des Dames), véritable cours d'éducation à l'usage des femmes où la "dame" est une femme dont la noblesse est celle de l'esprit plutôt que de la naissance. Christine y fait une analyse lucide et précise de la société française, vue du côté féminin, détaillant tous les "états des femmes" et donnant de chacun, depuis celui des princesses jusqu’à celui des femmes de laboureur, une vision réaliste et positive. La première, elle a compris que les femmes ont une place à elles dans la société politique, et avec l'aide de Dame Raison, Droiture, Justice, elle veut construire la Cité imprenable où les femmes seront à l'abri des calomnies

Dans ces ouvrages la narratrice veut combattre les clichés qui circulent sur les femmes et leur infériorité "naturelle", en particulier dans des œuvres misogynes et cyniques comme la seconde partie du Roman de la rose (entre 1275 et 1280) de Jean de Meung, qui s’avère l’antithèse de la première partie écrite par Guillaume de Lorris (vers 1245). La quête amoureuse de la première partie a complètement disparu, en revanche, le mépris de la Femme y est ouvertement affiché et Christine de Pisan estime qu'on est passé d’un culte raffiné de la femme à la conception grossière qui va peu à peu faire d’elle un objet.: "Toutes êtes, serez et fûtes/De fait ou de volonté putes" écrit-il !

Christine de Pisan, qui connaît le latin, a aussi lu Les Lamentations de Matheolus, où l'auteur Matthieu de Boulogne-sur-Mer (vers 1260 – vers 1320) présente sa femme Péronnelle (eh oui, ce serait l'origine du mot ...) sous un jour très noir. Ces œuvres la remplissent d’horreur pour elle-même, "et pour le sexe féminin dans son entier, comme si nous étions des monstres de la nature". Jean Le Fèvre, officier au parlement de Paris qui a traduit les Lamentations de Matheolus, s'est lui aussi insurgé contre les propos misogynes, fréquents dans la littérature et a écrit Le Livre de leesce, sorte d'apologie de ce sexe que l'on dit faible, et qui présente pour la première fois Neuf Preuses,

 

christine_disput_harl4431.jpgLa Cité des dames n’est d'ailleurs pas le premier texte féministe de Christine de Pisan ; elle a déjà rédigé quelques années auparavant une Epistre au Dieu d’Amours (1399), une protestation contre les habitudes discourtoises de la société devenue misogyne, et une tentative de réhabilitation de la Femme comme un être moral : "Que les femmes aient de tels vices je le nie ; Je lève les bras pour les défendre …", et un Dit de la rose (14 février 1401, anc. st.), critique justement de la seconde partie du Roman de la rose, ce qui provoque, entre 1401 et 1405, un "débat sur le Roman de la Rose" avec des secrétaires du roi, Jean de Montreuil, prévôt de Lille, et Gontier Col, secrétaire et conseiller du roi, et des clercs, Pierre Col, frère du précédent et chanoine de Paris et Jean Gerson, chancelier de l'université de Paris.

De ce "débat", on peut citer une lettre de Christine de Pisan adressée à Jean de Montreuil. La lettre répond à l’éloge du Roman de la Rose de Jean de Meung que Jean de Montreuil a écrit et fait circuler dans un petit traité aujourd’hui perdu, Opusculum gallicum. La correspondance qui en résulte provoque le premier débat épistolaire connu dans le monde littéraire français! Prenant le contre-pied de Montreuil, Christine attaque méthodiquement le Roman de la Rose de Jean de Meung comme un ouvrage immoral, misogyne et obscène, l'accusant d'enseigner les moyens de séduire les femmes sous le couvert d'un art d'aimer ... "Une honnête femme est aussi rare qu’un cygne noir" écrit Jean de Meung ! "Le talent de Christine de Pisan aidant, écrit Jean Favier dans sa Guerre de Cent Ans (où Christine n’est citée que trois fois ...), tout Paris se passionnait pour la grande querelle soulevée autour des thèses de l’antiféminisme clérical et du cynisme sentimental formulé au XIIIe siècle par le vieux Roman de la Rose. On était pour le Roman […] ou bien on était contre cette satire acerbe du naturel féminin qui avait fait la joie de générations d’hommes et particulièrement de clercs. Dans son Épître au dieu d’amour, Christine de Pizan se fit, en 1399, la théoricienne d’un équilibre entre les élans du cœur et le plaisir des sens."

querelle.jpgJean de Montreuil obtient le soutien de son collègue Gontier Col qui attaque vivement Christine dans deux épîtres lui demandant ouvertement de retirer ses affirmations qui, d'après lui, constituent une insulte à la plus grande œuvre littéraire contemporaine. "Folle outrecuidance. Parole trop tôt issue sans avis de la bouche d'une femme", s'écrie Pierre Col, le frère de Gontier. Jean de Montreuil, lui, menace : "Si tu continues à mal parler, sache qu'il y a des champions et des athlètes". Dans le débat, Christine peut compter sur l'appui de Jean de Gerson, auteur d'une Vision contre le Roman de la Rose, de Eustache Moel dit Deschamps, conseiller de Louis d'Orléans, de Guillaume de Tignonville, prévot de Paris, mais aussi de la Reine Isabeau de Bavière à qui elle a fait parvenir une lettre lui demandant son soutien. Quelques années plus tard, Mathieu Thomassin lui rendra hommage dans son Registre Delphinal, Martin Le Franc ne tarira pas d'éloge dans son Champion des Dames (1442). Plus tard Jean Boucher composera Le Jugement poétique de l'honneur féminin et sejour des illustres claires & honnestes Dames (1538), et enfin Clément Marot se fera l'interprète des mêmes sentiments dans La vray disant advocate des Dames

La querelle s'apaise peu à peu. Dans sa dernière lettre à Pierre Col datée du 2 octobre 1402, elle annonce qu'elle se retire du débat : "Non mie tairé pour doubte de mesprendre quant a oppinion, combien que faulte d'engin et de savoir me toult biau stile, mais mieulx me plaist d'excerciter en autre matiere a ma plaisance" [Je ne me tais pas non plus par peur d'être calomniée à cause de mes opinions, bien que je manque d'intelligence et d'un beau style. Je souhaite simplement me tourner vers un sujet qui me plaît davantage.] Christine sent très clairement que le Débat est une perte de temps pour quelqu'un qui a des affaires plus importantes à traiter. Et Philippe Le Hardi, duc de Bourgogne, qui fait confiance à son talent et son jugement, lui demande en 1404 d’écrire le récit du règne son frère, le Livre des faits et bonnes moeurs du sage roi Charles V.

Mais si dans le Livre de Mutacion de Fortune (1403), Christine de Pisan avoue comment le destin, en la faisant devenir écrivain, l'a fait changer de sexe : "de femelle devins masle", elle n'oubliera cependant jamais qu'elle doit défendre, contre les injustices de la société masculine, la dignité de son sexe. Ainsi, en 1405, paraît le Livre de la Cité des Dames ...

1405 marque une rupture. La situation politique en France devient de plus en plus grave, lucide, Christine voit monter le péril de la guerre civile. Les misères du temps, ravagé par la Guerre de Cent ans, expliquent que Christine de Pizan, Italienne devenue Française, ait senti le besoin d’exprimer son patriotisme, en participant, grâce à ses œuvres, aux douleurs publiques : en 1405 le Livre de la Prudence, paraphrasé de Sénèque, et le Trésor de la cité des dames, également appelé le Livre des trois vertus, dédié à la jeune dauphine de France Marguerite de Bourgogne, et dans lequel elle attire l’attention des femmes sur les conflits perpétuels que les hommes se livrent dans leur royaume, en 1407, le Livre du corps de policie (le mot "policie" désignant celui de politique) emprunté d’Aristote et de Plutarque, en 1410 le Livre des fais d’armes et de chevalerie, traité de guerre traduit principalement de Végèce, de Frontin, mais renfermant toutefois une partie originale, un code du droit des gens dans la société féodale, et Lamentation sur les maux de la France, et en 1413 le Livre de la paix, tous ces ouvrages ont désormais un but, sauver la France des divisions.

Elle emploie aussi d’excellents artistes pour illustrer ses livres, dont un grand recueil de ses oeuvres qui est offert à la reine Isabeau de Bavière en 1414. Ce manuscrit des Œuvres de Christine de Pisan (Londres, British Library, Harley 4431) est l'un des plus somptueux, des plus connus et des plus étudiés parmi ceux qui ont été réalisés à Paris en pleine apogée de l'enluminure parisienne.

Images_Online_025354.jpgLa guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons conduit à l’intervention étrangère. Ainsi, en 1415, c’est la terrible bataille d’Azincourt. Christine écrit une Epître de la prison de la vie humaine, dans laquelle elle déplore les bouleversements de la guerre et le comportement des Anglais, qui massacrent leurs prisonnier. Christine de Pisan fuit Paris, occupé par le parti bourguignon allié aux Anglais, et se réfugie dans un couvent, probablement l’abbaye des dominicaines de Saint-Louis de Poissy où sa fille est religieuse et dont la sœur de Charles VII, Marie, est devenue prieure. Elle consacre alors la fin de sa vie à un ouvrage d'inspiration purement religieuse, Les Heures de contemplation sur la Passion de Notre Seigneur, un livre pour les femmes, accablées comme elle, par les maux du temps. Mais après la prise de Paris par les Bourguignons et le traité de Troyes, elle sort du silence et écrit Les Lamentations sur les maux de la guerre civile (1420) inspiré par l’actualité de la guerre de Cent Ans :.

Retirée depuis une dizaine d'années elle écrit son Ditié de la Pucelle, saluant l’épopée de Jeanne d’Arc qui venait de faire sacrer le roi (1429); ce sont les derniers vers qu'on a d'elle ... Christine de Pizan meurt en 1430.

 

jeanne arc.jpgEstimée des meilleurs écrivains de son temps, Christine de Pisan a joui jusqu’au début du XVIe siècle d’une grande réputation en France et dans plusieurs pays d’Occident, où certaines de ses oeuvres ont été traduites. Par la suite, elle plutôt maltraitée. Au XIXeme siècle, Gustave Lanson, historien de la littérature et critique littéraire, mais aussi témoin par excellence de la misogynie qu’il était de bon ton d’afficher à la fin du XIXe siècle, aura même ce jugement dans son Histoire de la littérature française : "Ne nous arrêtons pas à l’excellente Christine de Pisan, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité"

Certes elle n’a jamais été totalement oubliée, mais son œuvre est bien souvent réduite à la trop célèbre ballade Seulete sui et seulete veuil estre. Il faudra attendre Mathilde Laigle, l'une des premières bachelières françaises et également des premières femmes diplômées de l'enseignement supérieur américain et qui fut la première à avoir publié en 1912 une édition critique du Livre des Trois vertus de Christine de Pisan, Le livre des trois vertus de Christine de Pisan et son milieu historique et littéraire, pour qu'on commence à reconnaître timidement son intérêt historique et politique.

Mathilde Laigle écrit que "Les revendications qu'elle propose par le respect de l'usage, la pratique, les devoirs, le culte de l'honneur, tels qu'une femme sensée et vertueuse les concevait au XVe siècle. Il semble que l'antiféministe le plus convaincu ne pourrait que gracieusement s'incliner devant le féminisme de Christine de Pisan", mais ajoute que Christine de Pisan ne formule aucune des revendications que l'on pourrait à proprement appeler qualifier de féministes : "Le livre des Trois Vertus, tout attaché aux devoirs et non aux droits de la femme, ne porte aucune trace de ces timides protestations, et si Christine nourrissait quelques secrètes velléités de révolte contre le sort injuste réservé à ses sœurs, nous n'en savons rien. Elle n'en parle pas. La Cité des dames nous fournirait aussi bien son contingent d'idées anti-féministes.", ajoutant "Ce que Christine prêche, ce n'est pas le murmure, la rébellion contre les lois ou usages établis, c'est l'énergie personnelle, l'effort constant pour parer au mal : l'éviter, si possible, l'atténuer, si on ne peut l'anéantir, ou le subir avec courage, s'il est plus fort que la volonté humaine.". Pourtant les réactions à ses travaux sont parfois rudes : lors d'une conférence en 1912 à Strasbourg, Mathilde Laigle est interrompue par une personne de l'assistance qui lance à propos de Christine de Pisan : "Elle aurait mieux fait de se trouver un autre mari et de s'occuper des gamins" !

Il faudra donc attendre la seconde moitié du XXeme siècle, la naissance des sentiments féministes et le désir de réhabiliter la femme dans la littérature pour que son œuvre prenne vraiment place dans le milieu des études littéraires.

Certes si elle écrivait aujourd'hui, Christine de Pisan, soucieuse de sauvegarder les vertus féminines plus que de prôner liberté et émancipation, passerait pour une traîtresse à la cause féminine, prompte à ramper sous les fourches caudines du mâle ! En effet, si le discours de Christine de Pisan vise à préserver l'intégrité des femmes en tant que jeunes filles et jeunes femmes, il ne préconise pas vraiment une révolte par rapport à leur condition. Christine de Pisan encourage les femmes à se prendre en main afin de défendre et protéger leur honneur, les hommes n’en étant plus capables. Christine ne défend pas les femmes, mais leur honneur, la réalité de leurs capacités intellectuelles, de leur grandeur morale, de leur vertu. Jamais elle ne remet en cause la distribution des rôles des hommes et femmes dans la société. Il est donc délicat de la considérer comme féministe. Mais Christine de Pisan est surtout originale par le fait même qu'elle a pris la première la parole au nom des femmes, contre le flot de méchancetés que déversaient les écrivains de son temps, une position particulièrement inédite à l'époque, suffisamment provocatrice pour que nombre d'érudits l'aient aussitôt combattu.

En tous les cas, 550 ans avant le fameux "on ne naît pas femme, on le devient" de Simone de Beauvoir, Christine de Pisan attribue l'inégalité entre hommes et femmes non à la nature, mais à l'éducation et aux représentations d'elles-mêmes fournies aux femmes par le discours misogyne dominant.

 

Moi, Christine, qui ai pleuré

Onze ans en abbaye fermée,

Ou j'ai toujours demeuré depuis

Que Charles (c'est chose étrange !)

Le fils du roi, si j'ose rappeler ce souvenir,

S'enfuit de Paris, tout droit,

Par suite de la trahison là incluse :

Maintenant pour la première fois je me prends à rire.

 

L'an mil quatre cent vingt neuf

Recommença à luire le soleil ;

Il ramène le temps nouveau

Qu'on n'avait pas vu de l'oeil

Depuis longtemps ; dont plusieurs en deuil

Ont vécu. Je suis de ceux-là ;

Mais de rien je ne me chagrine plus,

Puisque maintenant je vois ce que je veux.

 

Qui vit donc chose advenir

Plus hors de toute atteinte,

Laquelle à noter et de laquelle se souvenir

Est bon en toute région :

C'est à savoir que France, de qui discours,

On faisait qu'à terre était renversée,

Soit par divine mission,

Du mal en si grand bien changée ?

 

Et cela par tel miracle vraiment

Que, si la chose n'était notoire

Et évidents le fait et la manière,

Il n'est homme qui pût le croire :

C'est une chose bien digne de mémoire

Que Dieu par une vierge tendre

Ait précisément voulu (c'est une chose vraie)

Sur la France si grande grâce étendre.

 

O ! Quel honneur à la couronne

De France se voit par divine preuve !

C'est par les grâces qu'il lui donne

Il paraît combien Dieu l'approuve

Et que plus de foi d'autre part il trouve

En la maison royale, dont je lis

Que jamais (ce n'est pas une chose nouvelle)

En la foi errèrent les fleurs de lis.

 

Toi, Jeanne, à une bonne heure née,

Béni soit celui qui te créa !

Pucelle de Dieu envoyée

En qui le Saint Esprit fit rayonner

Sa grande grâce ; et qui eus et as

Toute largesse en son haut don,

Jamais ta requête ne te refusa

Et il te donnera assez grande récompense...

 

Et sa belle vie, par ma foi !

Montre qu'elle est en la grâce de Dieu,

C'est pourquoi on ajoute plus de foi

A son fait ; car, quoi qu'elle fasse,

Toujours à Dieu devant la face,

Qu'elle invoque, sert et prie

En actions, en paroles ; en quelque endroit qu'elle aille,

Elle ne retarde pas ses dévotions.

 

Oh ! comme alors cela bien parut

Quand le siège était à Orléans,

Où en premier lieu sa force apparut !

Jamais miracle, ainsi que je pense,

Ne fut plus clair ; car Dieu aux siens

Vint tellement en aide, que les ennemis

Ne se défendirent pas plus que chiens morts.

Là furent pris ou à mort mis.

 

Hé ! quel honneur au féminin

Sexe ! Que Dieu l'aime il paraît bien,

Quand tout ce grand peuple misérable comme chiens

Par qui tout le royaume était déserté

Par une femme est ressuscité et a recouvré ses forces,

Ce que hommes n'eussent pas fait,

Et les traîtres ont été traités selon leur mérite,

A peine auparavant l'auraient-ils cru.

 

Une fillette de seize ans

(N'est-ce pas une chose au-dessus de la nature ?)

A qui les armes ne sont pesantes,

Mais il semble que son éducation

Ait été faite à cela, tant elle y est forte et dure ;

Et devant elle vont fuyant

Les ennemis, et nul n'y résiste.

Elle fait cela, maint yeux le voyant.

 

Et elle va d'eux débarrassant la France

En recouvrant châteaux et villes,

Jamais force ne fut si grande,

Qu'ils soient par centaines ou par milliers...

Les commentaires sont fermés.