vendredi, 30 avril 2010
Paroles d'un croyant
Le 30 avril 1834 paraît à Paris Paroles d'un croyant. Dans cet ouvrage, Félicité de Lamennais constate et déplore le "désenchantement" du monde, et lance un appel pressant à la liberté de l'Église, à partir duquel, il commence à développer les tendances socialistes et démocratiques du message évangélique. Ce petit ouvrage, qui en appelle à l'insurrection contre l'injustice au nom de l'Évangile, est immédiatement condamné par le Saint-Siège. Voici ce qu'en écrit Alexandre Dumas dans Mes Mémoires (Chapitre CXCI)
"Pour les rédacteurs de l'Avenir, la position n'était plus tenable. Si, d'un côté, la démocratie religieuse, abreuvée de tristesse et de fiel, recueillait avec amour les paroles des envoyés, de l'autre, l'opposition des chefs de l'Eglise catholique devenait formidable, l'accusation d'hérésie courait de bouche en bouche. L'abbé de Lamennais regarda autour de lui, et ne vit, comme le prophète Isaïe, que des champs où la désolation était assise. La Pologne, blessée au flanc, la main hors du suaire, dormait dans l'attente éternellement trompeuse de la main de la France ; et, cependant, elle était tombée pleine de désespoir et de doute, en disant : « Dieu est trop haut, et la France est trop loin !! » L'Irlande éperdue de misère, mourant de faim, comprimée à la fois par le poing et par le genou de l'Angleterre, se prosternait en vain devant ses croix de bois en implorant le secours du ciel : rien ne venait ! Il semblait que la Liberté eût détourné sa face d'un monde qui n'était point digne d'elle. La Pologne et l'Irlande, ces deux alliées naturelles de toute démocratie religieuse, disparaissaient de la scène politique, et, en disparaissant, entraînaient dans leur chute l'existence de l'Avenir.
Le flot des oppositions, semblable à une marée sans reflux, montait, montait toujours. Les uns en voulaient à l'opinion de M. de Lamennais, les autres à son talent ; ces derniers n'étaient pas les moins animés contre lui. Il fallut céder. Comme tous les journaux qui glissent dans le vide, l'Avenir annonça qu'il suspendait sa publication ; ce furent ses adieux de Fontainebleau.
« Si nous nous retirons un moment, écrivait M. de Lamennais, ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement ; c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël, consulter le Seigneur en Silo.
« On a mis en doute notre foi et nos intentions même ; car, en ces temps-ci, que n'attaque-t-on point ? Nous quittons un instant le champ de bataille pour remplir un autre devoir également pressant. Le bâton du voyageur à la main, nous nous acheminons vers la chaire éternelle, et, là prosternés aux pieds du pontife que Jésus-Christ a préposé pour guide et pour maître à ses disciples, nous lui dirons : « O père ! Daignez abaisser vos regards sur quelques-uns d'entre les derniers de vos enfants qu'on accuse d'être rebelles à votre infaillible et douce autorité ! O père ! Prononcez sur eux la parole qui donne la vie parce qu'elle donne la lumière, et que votre main s'étende pour bénir leur obéissance et leur amour." »
Il serait puéril de mettre ici en question la sincérité de celui qui écrivait ces lignes. Comme Luther, qui promettait, lui aussi, de se soumettre à Rome, l'abbé de Lamennais avait l'intention de persévérer dans la foi catholique. Si, plus tard, son orthodoxie s'ébranla ; si, à la vue de Rome et des cardinaux, sa foi au vicaire de Jésus et à la représentation visible de l'Eglise se démentit, il faut en accuser peut-être la forme toute païenne sous laquelle la religion du Christ lui apparut, comme jadis au moine d'Eisleben, dans la ville éternelle.
Quand j'en serai là de ma vie, à moi, je raconterai mes propres sensations, et je dirai mes longues conversations à ce sujet avec le pape Grégoire XVI.
Les trois pèlerins de l'Avenir, l'abbé de Lamennais, l'abbé Lacordaire et le comte Charles de Montalembert se mirent donc en route pour l'Italie, non tout à fait comme l'avait annoncé l'un d'eux. Le bâton du voyageur à la main, mais animés d'une foi réelle, et la douleur dans l'âme. Ils ne laissaient pas sans un regret mortel le rêve de onze mois derrière eux ; l'Avenir avait, en effet, duré du 16 octobre 1830 au 17 septembre 1831.
Nous ne raconterons point les impressions de voyage de l'abbé de Lamennais, car l'auteur de l'Essai sur l'indifférence n'est point un homme à impressions extérieures. Il passa devant l'Italie sans la voir ; à travers cette merveille des merveilles, il n'apercevait que son idée et le but de son itinéraire.
C'est dix ans plus tard qu'étant prisonnier à Sainte-Pélagie, et déjà vieux, Lamennais retrouva dans un coin de ses souvenirs l'Italie encore chaude de son soleil ; par un procédé de daguerréotype qu'explique assez la nature de l'homme dont nous nous occupons, les monuments de l'art et le paysage s'étaient décalqués invisiblement sur la plaque de son cerveau ! Il fallut la rêverie, le silence et la captivité, comme il faut l'iode à la plaque argentée, pour faire sortir de sa mémoire la figure des belles choses qu'il avait oublié d'admirer dix ans auparavant. C'est à cause de cela qu'il nous disait en 1841, sous le plafond écrasé de son cachot :
- Je commence à voir l'Italie... C'est un pays merveilleux !
On pourrait faire sur l'abbé de Lamennais, surtout en le comparant aux autres poètes de son temps, une curieuse étude psychologique.
L'auteur de l'Essai sur l'indifférence voit peu et mal ; il a un nuage sur les yeux et un nuage sur le cerveau ; à l'endroit de la perception du monde extérieur, le seul sens qui soit pour ainsi dire, éternellement éveillé dans cette organisation particulière, est le sens de l'ouïe, qui répond à la faculté musicale : l'abbé de Lamennais joue du piano, et se plaît surtout aux compositions de Liszt. De là peut-être la cause de sa profonde tendresse pour ce grand artiste.
Quant au reste, c'est-à-dire quant à ce qui se rapporte au monde objectif, le spectacle est en lui, et, lorsqu'il veut voir, c'est dans son âme qu'il regarde. De cette disposition de l'homme, il résulte une nature de style qui rentre dans la manière psychologique. Décrit-il un paysage, comme dans les Paroles d'un croyant ou dans les tableaux datés de sa prison, c'est toujours la ligne infinie qui étend sous sa plume de vagues horizons ; chez lui, la pensée voit, non pas l'oeil.
C'est que M. de Lamennais est de la race des penseurs maladifs dont était Blaise Pascal. Que la médecine ne s'avise jamais de guérir ces natures souffrantes : elle leur enlèverait leur génie.
Le voyage, avec ses relais forcés, donna souvent à l'abbé de Lamennais le loisir d'étudier notre littérature moderne, qu'il connaissait peu. Dans un monastère d'Italie où les pèlerins reçurent l'hospitalité, MM. de Lamennais et Lacordaire lurent pour la première fois Notre-Dame de Paris et Henri III.
Arrivé à Rome, l'abbé de Lamennais logea dans l'hôtel et dans l'appartement qu'avait occupé, quelques mois auparavant, la comtesse Guiccioli. Son idée fixe était de voir le pape, de terminer avec lui ses affaires, qui étaient celles de la démocratie religieuse. Après de longs retards, après une foule de démarches infructueuses, après sept ou huit demandes d'audience restées sans résultat, l'abbé de Lamennais se plaignit ; alors, un ecclésiastique de Rome auquel il témoignait son mécontentement lui fit naïvement observer que peut-être il avait omis de déposer la somme de *** dans les mains du cardinal ***. L'abbé de Lamennais avoua qu'il aurait cru offenser Son Eminence en la traitant comme le portier d'une courtisane.
- Alors, ne vous étonnez plus, lui répondit l'abbé italien, de n'avoir pas encore été reçu par Sa Sainteté.
L'ignorant voyageur avait oublié la formalité essentielle. Et, cependant, quoique renseigné, il s'obstina à voir le pape gratis ; en payant, il lui eût semblé devenir le complice d'une simonie.
Les rédacteurs de L'Avenir étaient déjà depuis trois mois oubliés dans la ville sainte, attendant que le pape voulût bien s'occuper d'une question qui tenait en suspens une moitié de Europe catholique. L'abbé Lacordaire avait pris le parti de retourner en France ; le comte de Montalembert se préparait à partir pour Naples ; M. de Lamennais seul continuait de frapper aux portes du Vatican, plus fermées et plus inexorables que celles de Lydie dans ses mauvais jours. Le père Ventura, alors général des Théatins, reçut l'illustre voyageur français à Santo-Andrea della Valle.
« Je n'oublierai jamais, dit M. de Lamennais dans ses Affaires de Rome, les jours paisibles que j'ai passés dans cette pieuse maison, entouré des soins les plus délicats, parmi ces bons religieux si édifiants, si appliqués à leurs devoirs, si éloignés de toute intrigue. La vie du cloître, régulière, calme et, pour ainsi dire, retirée en soi, tient une sorte de milieu entre la vie purement terrestre et cette vie future que la foi nous montre sous une forme vague encore, et dont tous les êtres humains ont en eux-mêmes l'irrésistible pressentiment. »
Enfin, après bien des instances, l'abbé de Lamennais fut reçu par Grégoire XVI en audience particulière. Il se rendit au Vatican, monta l'escalier gigantesque tant de fois monté et descendu par Raphael et par Michel-Ange, par Léon X et par Jules II ; il traversa les hautes et silencieuses salles aux deux rangs de fenêtres superposées, à l'extrémité de ce long palais splendide et désert, il arriva, conduit par un huissier, dans une chambre d'attente où deux cardinaux, immobiles comme des statues, assis sur des sièges de bois, lisaient gravement leur bréviaire. Le moment venu, l'abbé de Lamennais fut introduit. - Dans une chambre petite, nue, toute tendue de rouge, où un seul fauteuil annonçait qu'un seul homme avait là le droit de s'asseoir, se tenait debout un grand vieillard calme et souriant dans son blanc linceul. Il recevait M. de Lamennais debout ; grand honneur ! le plus grand que cet homme divin pût faire à un autre homme sans violer l'étiquette.
Alors, le pape entretint le voyageur français du beau soleil, de la belle nature de l'Italie, des monuments de Rome, des arts, de l'histoire ancienne ; mais de son affaire, du but de son voyage, pas un mot. Le pape n'avait point commission pour cela : cette question se traitait quelque part dans l'ombre, entre des cardinaux nommés pour en connaître, et dont on ne savait point les noms. Un mémoire avait été adressé à la cour de Rome par les rédacteurs de l'Avenir ; ce mémoire devait amener une décision autour de laquelle régnait le mystère le plus impénétrable. Le pape, d'ailleurs, se montra bienveillant pour le prêtre français dont le génie honorait l'Eglise catholique.
- Quelle est, parmi les oeuvres d'art, demanda-t-il à M. de Lamennais, celle qui vous a le plus frappé ?
- Le Moïse de Michel-Ange, répondit le prêtre.
- Eh bien, lui dit Grégoire XVI, je vais vous montrer une chose que personne ne voit, ou plutôt que bien peu d'élus voient à Rome.
Et, en disant ces mots, le grand vieillard blanc entra dans une sorte d'alcôve fermée par des rideaux, et revint soutenant dans ses bras une réduction en argent du Moïse faite par Michel-Ange lui-même. L'abbé de Lamennais admira, salua et se retira accompagné par les deux cardinaux qui gardaient l'entrée de cette chambre.
Il fut forcé de rendre hommage à la gracieuse réception du saint-père ; mais, en conscience, il n'était pas venu de Paris à Rome pour voir la statuette de Moïse !
Ce fut un désenchantement infini. L'abbé de Lamennais secoua sur Rome la poussière de ses sandales, une poussière de tombe, et s'en revint à Paris.
Après un long silence, au moment où l'affaire de L'Avenir semblait ensevelie dans les hypogées du Saint-Siège, Rome parla : elle condamnait les doctrines des hommes qui avaient essayé de rallier le christianisme à la liberté.
La douleur de l'abbé de Lamennais fut immense. Le pasteur étant frappé, les brebis se dispersèrent ; à peine la nouvelle d'une censure arrivait-elle à La Chesnaie, que les disciples furent saisis de frayeur, et prirent la fuite. M. de Lamennais resta seul dans le vieux château abandonné, seul avec le triste silence qu'interrompaient parfois le murmure des grands chênes et le chant des oiseaux plaintifs. Bientôt cette retraite même lui fut enlevée : l'abbé de Lamennais se réveilla, un jour, ruiné par la faillite d'un libraire dont il avait garanti la signature.
Alors, l'ex-rédacteur de l'Avenir commença son voyage à travers un océan d'amertume ; les tourments de l'âme l'empêchèrent de s'apercevoir de sa pauvreté, qui fut extrême ; ses meubles, ses livres, il vendit tout. Deux fois il baissa sous la main du chef de l'Eglise une tête résignée, et deux fois il se releva, plus triste chaque fois, chaque fois plus indompté, chaque fois plus convaincu que l'esprit humain, le progrès, la raison, la conscience ne pouvaient avoir tort. Ce ne fut point sans déchirements profonds qu'il se sépara du dogme de sa jeunesse, de sa vie de prêtre, de l'obéissance tranquille, de l'unité majestueuse et forte, en un mot, de tout ce qu'il avait défendu ; mais l'esprit nouveau l'avait pris aux cheveux, selon le langage de la Bible, et lui disait : « Va ! »
C'est alors que, dans le silence, au milieu des persécutions que sa docilité même n'avait pu désarmer, à Paris, dans une petite chambre meublée d'un lit de sangle, d'une table et de deux chaises, l'abbé de Lamennais écrivit les Paroles d'un croyant. Le manuscrit resta une année dans le portefeuille de l'auteur ; remis plusieurs fois entre les mains de l'éditeur Renduel, retiré, puis redonné, puis retiré encore, ce beau livre subit avant sa publication toute sorte de vicissitudes, rencontra toute sorte d'obstacles ; les principales difficultés vinrent de la famille même de l'abbé de Lamennais, surtout d'un frère qui ne voyait pas sans terreur son frère s'aventurer sur cet océan de la démocratie qu'agitaient les tempêtes de 1833. Enfin, après bien des retards et des hésitations douloureuses, la forte volonté de l'auteur l'emporta sur les instances de l'amitié.
Le livre parut.
C'est ici la troisième transformation de l'écrivain : l'abbé de la Mennais et M. de Lamennais venaient de faire place au citoyen Lamennais.
Nous le retrouverons sur les bancs de la Constituante de 1848.
Comme tous les hommes d'un grand génie, et qui, pilotes de leur propre pensée, ont eu à conduire ce génie à travers les orages religieux et politiques qui ont soufflé depuis trente ans, M. de Lamennais a été l'objet des jugements les plus opposés. Nous ne nous faisons ici ni son apologiste ni son accusateur ; nous essayons de lui rendre le service qu'il appartient à tout homme de coeur de rendre à un homme qu'il admire : nous essayons de le montrer aux autres tel qu'à nous-même il est apparu."
Alexandre Dumas
Mes Mémoires - Chapitre CXCI
On peut lire Parole d'un croyant sur internet ici ou ici
Lire aussi http://www.herodote.net/histoire/synthese.php?ID=252
06:47 Publié dans Histoire, litterature | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
mardi, 27 avril 2010
27 avril 1578, le duel des "mignons"
Jacques de Lévis, comte de Caylus ou Quélus selon la prononciation du nord de la France, (1554-1578) fut l'un des "mignons" du roi Henri III.
Le nom " mignon " désigne alors les courtisans et favoris des seigneurs de chaque grande maison comme celle duc de Guise, le duc de Montmorency et bien évidemment la Cour des Valois. Le terme a été dévoyé et pourvu d'une connotation péjorative propagée par les calvinistes qui condamnaient avec démesure le genre de vie raffiné.
Henri III s'entoure d'hommes qui lui sont complètement dévoués. Pensions et dons royaux, responsabilités militaires et politiques, positions honorifiques... autant de largesses qui échappent aux grandes familles aristocratiques, qui considèrent les "mignons" comme illégitimes auprès du roi parce que n'appartenant pas à la plus haute noblesse, et les méprisent car ils les jugent dénuées de cet esprit d'indépendance qui fait encore le noble à la fin du XVIe siècle. Pourtant, malgré l'appui du roi, les mignons n'ont pas réussi supplanter les grands princes, comme les Guise et les Montmorency, ou les responsables de partis religieux.
Ces gentilshommes s'habillent avec raffinement, se fardent, se poudrent et se frisent les cheveux, portent des boucles d'oreilles, de la dentelle et de grandes fraises empesées. A l'époque on tolère mal le penchant d'Henri III et de son entourage pour la fête et le goût pour l'apparence et on les accuse d'avoir dévergondé la cour avec leurs jeux pervers. Ces courtisans font donc aussi l'objet des railleries de la part du peuple qui, habitué à la virilité brute, considère le raffinement comme de la faiblesse. Et en ces temps troublés des Guerres de Religion, c'est à travers eux que s'exprime l'hostilité au roi. En 1577, un sonnet ironise ainsi sur les honneurs trop facilement acquis des mignons: "Saint Luc, petit qu'il est, commande bravement / A la troupe Hautefort, que sa bourse a conquise / Mais Caylus, dédaignant si pauvre marchandise / Ne trouve qu'en son cul tout son avancement."
Certes efféminés, ces "mignons" sont aussi des courageux guerriers, de fines lames qui affrontent régulièrement les adversaires du roi. Car le règne d'Henri III est celui des rivalités entre trois factions : le parti du roi, celui du duc de Guise et des Ligueurs et les Huguenots. Les guerres de religion ont été avant tout fomentées par ces partis. "Malgré la paix, la discorde régnoit partout, et surtout à la cour, le roi avoit ses mignons, Monsieur avoit ses braves, ceux-ci insultoient les mignons qui les persécutoient ; le roi haïssoit Monsieur... " .
Au printemps 1578, l'hostilité est à son comble contre les Mignons, qui ont eu l'outrecuidance de persuader le roi de retirer au duc de Guise la dignité de grand maître de France pour le donner à l'un d'entre eux, Jacques de Lévis, comte de Caylus. Et le 27 avril, un de ces duels va rester dans les mémoires par les récits qui en ont été fait dans la littérature : les mignons s'entretuent place des Vosges non loin du Louvre. Pourtant Henri III a tenté de réglementer le duel en promulguant, le 29 décembre 1576, l'édit de Blois, qui définit cette pratique comme crime de lèse-majesté. Mais l'usage du duel est si profondément ancré dans les mentalités et la noblesse y a si souvent recours pour "laver" son honneur qu'il n'a jamais fait appliquer cette loi...
En apparence, simple querelle amoureuse ! "un trait de jalousie que le Sieur de Quélus conceut contre Entraguet, le voyant sortir un samedy au soir de la chambre d'une Dame plus doüée de beauté que de chasteté. Et pour ce qu'elle estoit aimée d'un grand, Quélus luy dit comme en folastrant qu'il estoit un sot : l'autre luy respond de mesme, qu'il avojt menty. Là dessus il font complot de se battre" (Jean de La Taille, Discours notable des duels, de leur origine en France, et du malheur qui en arrive tous les jours au grand interest du public. Ensemble des moyens qu'il y auroit d'y pourvoir, 1607)
Mais cet événement traduit l'affrontement à distance entre le roi et le duc de Guise : "Sire, ce mal m'a esté faict pour l'amour de vous et pour avoir sostenu vostre honneur" aurai dit Caylus au roi avant de mourir. Il peut aussi être interprété comme le signe d'une compétition permanente entre les gentilshommes de la cour pour accéder aux faveurs du roi. Car en fait, le jeune Entraguet, qui fut lui aussi "mignon" du roi, est surtout alors en disgrâce, et c'est surtout par opportunisme politique que le duc de Guise va se souvenir que la maison de Balsac l'a précédemment servi...
Donc, le 26 au soir, Caylus, amoureux d'une dame, se rend chez elle et trouve devant sa porte Charles de Balzac, baron d'Entragues, surnommé "le bel Entraguet" et favori d'Henri de Guise. Querelle, insultes, provocations en duel, rendez-vous est pris pour régler l'affaire le lendemain, Porte St Antoine, au marché aux chevaux, près de la forteresse de la Bastille (actuelle place des Vosges).
Entragues a pour seconds Georges de Schomberg, dit Schomberg le Jeune, et le seigneur de Ribérac. Caylus est accompagné de Jean d'Arcès, seigneur de Livarot et de Louis de Maugiron, dit "le brave borgne" depuis qu'il a perdu un oeil au siège d'Issoire au printemps 1577.
Le combat est si furieux que Maugiron et Schomberg meurent sur place. Ribérac, très grièvement blessé, meurt le lendemain à l'hôtel de Guise. Livarot également est très sérieusement atteint et restera estropié à vie. Caylus, qui a reçu dix neuf coups d'épée, est transporté à l'hôtel de Boissy, où il va agoniser pendant un mois. Entraguet est le seul à ne recevoir q'une égratignure au bras.
Alexandre Dumas père a immortalisé le duel dans "la Dame de Monsoreau":
Le terrain sur lequel allait avoir lieu cette terrible rencontre était ombrage d'arbres, ainsi que nous l'avons vu, et situe a l'écart.
Il n'était fréquenté d'ordinaire que par les enfants, qui venaient y jouer le jour, ou les ivrognes et les voleurs, qui venaient y dormir la nuit.
Les barrières, dressées par les marchands de chevaux, écartaient naturellement la foule, qui, semblable aux flots d'une rivière, suit toujours un courant, et ne s'arrête ou ne revient qu'attirée par quelque remous.
Les passants longeaient cet espace et ne s'y arrêtaient point.
D'ailleurs, il était de trop bonne heure, et l'empressement général se portait vers la maison sanglante de Monsoreau.
Chicot, le coeur palpitant, bien qu'il ne fût pas fort tendre de sa nature, s'assit en avant des laquais et des pages sur une balustrade de bois.
Il n'aimait pas les Angevins, il détestait les mignons; mais les uns et les autres étaient de braves jeunes gens, et sous leur chair courait un sang généreux que bientôt on allait voir jaillir au grand jour.
D'Epernon voulut risquer une dernière fois la bravade.
- Quoi! On a donc bien peur de moi? s'écria-t-il.
- Taisez-vous, bavard! lui dit Antraguet.
- J'ai mon droit, répliqua d'Epernon; la partie fut liée à huit.
- Allons, au large! dit Ribérac impatiente en lui barrant le passage.
Il s'en revint avec des airs de tête superbes, et rengaina son épée.
- Venez, dit Chicot, venez, fleur des braves, sans quoi vous allez perdre encore une paire de souliers comme hier.
- Que dit ce maître fou?
- Je dis que tout à l'heure il y aura du sang par terre, et vous marcheriez dedans comme vous fîtes cette nuit.
D'Epernon devint blafard. Toute sa jactance tombait sous ce terrible reproche.
Il s'assit à dix pas de Chicot, qu'il ne regardait plus sans terreur.
Ribérac et Schomberg s'approchèrent après le salut d'usage.
Quélus et Antraguet, qui, depuis un instant déjà, étaient tombes en garde, engagèrent le fer en faisant un pas en avant.
Maugiron et Livarot, appuyés chacun sur une barrière, se guettaient en faisant des feintes sur place pour engager l'épée dans leur garde favorite.
Le combat commença comme cinq heures sonnaient à Saint-Paul.
La fureur était peinte sur les traits des combattants; mais leurs lèvres serrées, leur pâleur menaçante l'involontaire tremblement du poignet, indiquaient que cette fureur était maintenue par eux à force de prudence, et que, pareille à un cheval fougueux, elle ne s'échapperait point sans de grands ravages.
Il y eut durant plusieurs minutes, ce qui est un espace de temps énorme, un frottement d'épées qui n'était pas encore un cliquetis. Pas un coup ne fut porté.
Ribérac, fatigué ou plutôt satisfait d'avoir tâté son adversaire, baissa la main, et attendit un moment.
Schomberg fit deux pas rapides, et lui porta un coup qui fut le premier éclair sorti du nuage.
Ribérac fut frappé. Sa peau devint livide, et un jet de sang sortit de son épaule; il rompit pour se rendre compte à lui-même de sa blessure.
Schomberg voulut renouveler le coup; mais Ribérac releva son épée par une parade de prime, et lui porta un coup qui l'atteignit au coté.
Chacun avait sa blessure.
- Maintenant, reposons-nous quelques secondes, si vous voulez, dit Ribérac.
Cependant Quélus et Antraguet s'échauffaient de leur cote; mais Quélus, n'ayant pas de dague, avait un grand désavantage; il était oblige de parer avec son bras gauche, et, comme son bras était nu, chaque parade lui coûtait une blessure.
Sans être atteint grièvement, au bout de quelques secondes, il avait la main complètement ensanglantée.
Antraguet, au contraire, comprenant tout son avantage, et non moins habile que Quélus, parait avec une mesure extrême. Trois coups de riposte portèrent, et, sans être touche grièvement, le sang s'échappa de la poitrine de Quélus par trois blessures.
Mais, à chaque coup, Quélus répéta:
- Ce n'est rien.
Livarot et Maugiron en étaient toujours à la prudence.
Quant à Ribérac, furieux de douleur et sentant qu'il commençait à perdre ses forces avec son sang, il fondit sur Schomberg.
Schomberg ne recula pas d'un pas et se contenta de tendre son épée.
Les deux jeunes gens firent coup fourré.
Ribérac eut la poitrine traversée, et Schomberg fut blessé au cou.
Ribérac, blessé mortellement, porta la main gauche à sa plaie en se découvrant.
Schomberg en profita pour porter à Ribérac un second coup qui lui traversa les chairs.
Mais Ribérac, de sa main droite, saisit la main de son adversaire, et, de la gauche, lui enfonça dans la poitrine sa dague jusqu'à la coquille.
La lame aigue traversa le coeur.
Schomberg poussa un cri sourd et tomba sur le dos, entraînant avec lui Ribérac, toujours traversé par l'épée.
Livarot, voyant tomber son ami, fit un pas de retraite rapide et courut à lui, poursuivi par Maugiron. Il gagna plusieurs pas dans la course, et, aidant Ribérac dans les efforts qu'il faisait pour se débarrasser de l'épée de Schomberg, il lui arracha cette épée de la poitrine.
Mais alors, rejoint par Maugiron, force lui fut de se défendre avec le désavantage d'un terrain glissant, d'une garde mauvaise et du soleil dans les yeux.
Au bout d'une seconde, un coup d'estoc ouvrit la tête de Livarot, qui laissa échapper son épée et tomba sur les genoux.
Quélus était vivement serré par Antraguet. Maugiron se hâta de percer Livarot d'un coup de pointe. Livarot tomba tout a fait.
D'Epernon poussa un grand cri.
Quélus et Maugiron restaient contre le seul Antraguet. Quélus était tout sanglant, mais de blessures légères.
Maugiron était a peu près sauf.
Antraguet comprit le danger. Il n'avait pas reçu la moindre égratignure; mais il commençait à se sentir fatigué; ce était cependant pas le moment de demander trêve à un homme blessé et à un autre tout chaud de carnage. D'un coup de fouet il écarta violemment épée de Quélus, et, profitant de l'écartement du fer, il sauta légèrement par-dessus une barrière.
Quélus revint par un coup de taille, mais qui n'entama que le bois.
Mais, en ce moment, Maugiron attaqua Antraguet de flanc. Antraguet se retourna. Quélus profita du mouvement pour passer sous la barrière.
- Il est perdu, dit Chicot.
- Vive le roi! dit d'Epernon, hardi, mes lions, hardi!
- Monsieur, du silence, s'il vous plait, dit Antraguet; n'insultez pas un homme qui se battra jusqu'au dernier souffle.
- Et qui n'est pas encore mort! s'écria Livarot.
Et, au moment ou nul ne pensait plus à lui, hideux de la fange sanglante qui lui couvrait le corps, il se releva sur ses genoux et plongea sa dague entre les épaules de Maugiron, qui tomba comme une masse en soupirant:
- Jésus, mon Dieu! Je suis mort!
Livarot retomba évanoui; l'action et la colère avaient épuisé le reste de ses forces.
- Monsieur de Quélus, dit Antraguet, baissant son épée, vous êtes un homme brave, rendez-vous, je vous offre la vie.
- Et pourquoi me rendre? dit Quélus, suis-je à terre?
- Non; mais vous êtes criblé de coups, et moi, je suis sain et sauf.
- Vive le roi! Cria Quélus, j'ai encore mon épée, monsieur.
Et il se fendit sur Antraguet, qui para le coup, si rapide qu'il eut été.
- Non, monsieur, vous ne l'avez plus, dit Antraguet, saisissant à pleine main la lame près de la garde.
Et il tordit le bras de Quélus, qui lâcha épée
Seulement Antraguet se coupa légèrement un doigt de la main gauche.
- Oh! hurla Quélus, une épée! une épée!
Et, se lançant sur Antraguet d'un bond de tigre, il l'enveloppa de ses deux bras.
Antraguet se laissa prendre au corps, et, passant son épée dans sa main gauche et sa dague dans sa main droite, il se mit àa frapper sur Quélus sans relâche et partout, s'éclaboussant à chaque coup du sang de son ennemi, à qui rien ne pouvait faire lâcher prise, et qui criait à chaque blessure:
- Vive le roi!
Il réussit même à retenir la main qui le frappait, et à garrotter, comme eut fait un serpent, son ennemi intact entre ses jambes et ses bras.
Antraguet sentit que la respiration allait lui manquer.
En effet, il chancela et tomba.
Mais, en tombant, comme si tout le devait favoriser ce jour-la, il étouffa, pour ainsi dire, le malheureux Quélus
- Vive le roi! murmura ce dernier, à l'agonie.
Antraguet parvint à dégager sa poitrine de l'étreinte; il se raidit sur un bras, et, le frappant d'un dernier coup qui lui traversa la poitrine:
- Tiens, lui dit-il, es-tu content?
- Vive le r..., articula Quélus, les yeux à demi fermés.
Ce fut tout; le silence et la terreur de la mort régnaient sur le champ de bataille.
Antraguet se releva tout sanglant, mais du sang de son ennemi; il n'avait, comme nous l'avons dit, qu'une égratignure à la main.
D'Epernon, épouvanté, fit un signe de croix et prit la fuite, comme s'il eut été poursuivi par un spectre.
Antraguet jeta sur ses compagnons et ses ennemis, morts et mourants, le même regard qu'Horace dut jeter sur le champ de bataille qui décidait les destins de Rome.
Chicot secourut et releva Quélus, qui rendait son sang par dix-neuf blessures.
Le mouvement le ranima.
Il rouvrit les yeux.
- Antraguet, sur l'honneur, dit-il, je suis innocent de la mort de Bussy.
- Oh! Je vous crois, monsieur, fit Antraguet attendri, je vous crois.
- Fuyez, murmura Quélus, fuyez, le roi ne vous pardonnerait pas.
- Et moi, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ainsi, dit Antraguet, dut l'échafaud me prendre.
- Sauvez-vous, jeune homme, dit Chicot, et ne tentez pas Dieu; vous vous sauvez par un miracle, n'en demandez pas deux le même jour.
Antraguet s'approcha de Ribérac, qui respirait encore.
- Eh bien? demanda celui-ci.
- Nous sommes vainqueurs, répondit Antraguet à voix basse pour ne pas offenser Quélus
- Merci, dit Ribérac. Va-t'en.
Et il retomba évanoui.
Antraguet ramassa sa propre épée, qu'il avait laissée tomber dans la lutte, puis celles de Quélus, de Schomberg et de Maugiron.
- Achevez-moi, monsieur, dit Quélus, ou laissez-moi mon épée
- La voici, monsieur le comte, dit Antraguet en la lui offrant avec un salut respectueux.
Une larme brilla aux yeux du blesse.
- Nous eussions pu être amis, murmura-t-il.
Antraguet lui tendit la main.
- Bien! fit Chicot; c'est on ne peut plus chevaleresque. Mais sauve-toi, Antraguet, tu es digne de vivre.
- Et mes compagnons? demanda le jeune homme.
- J'en aurai soin, comme des amis du roi.
Antraguet s'enveloppa du manteau que lui tendait son écuyer, afin que l'on ne vit pas le sang dont il était couvert, et, laissant les morts et les blessés au milieu des pages et des laquais, il disparut par la porte Saint-Antoine.
La perte de ses favoris préférés, Jacques de Caylus et Louis de Maugiron, laisse le roi en proie à une tristesse et à une douleur indicibles. Leurs funérailles sont celles réservées aux personnes de premier rang. Et leurs tombeaux, commandés par le roi à Germain Pilon, sont décrits comme des "tombeaux étincelants de marbre et de bronze, avec de merveilleuses statues de marbre". Sur celui de Caylus, cette épitaphe : Non injuriam, sed mortem, patienter tulit. Ces tombeaux seront saccagés quelques années plus tard par la vindicte populaire après l'assassinat des Guise.
Parce qu'il frappe directement l'entourage le plus intime du roi, mais surtout parce qu'il montre le fossé qui se creuse entre le roi et ses sujets, ce duel a rapidement un écho national et même international. Le petit peuple se réjouit de l'événement "c'est grand dommage/qu'on en a tué davantage" proclament des libellés abondamment diffusés dans le royaume. Au delà des victimes, c'est tout l'entourage du roi qui est malmené, comme dans une petite pièce commençant ainsi : "Vers semés après ce beau combat, qu'on titra du nom de courtisans, c'est-à-dire peu honnêtes, sales et vilains, à la mode de la cour".
Antraguet est, lui, accusé de venir se recueillir au pied des tombeaux de ses victimes, ce dont se moquent les pamphlets de l'époque Il n'est pas poursuivi par la justice parce que le souverain n'a pas intérêt à renforcer le mécontentement de ses adversaires, en particulier du duc de Guise qui revendique le statut de protecteur du meurtrier et qui affirme qu'il est prêt à le défendre l'épée au poing.
Malgré le désespoir du roi, il semble qu'Entraguet obtint grâce auprès du roi quelques temps après. .Il fut lieutenant général au gouvernement d'Orléans et capitaine de 50 hommes d'armes des ordonnances, enfin chevalier des ordres du roi et reçut le collier du Saint Esprit en 1595, à moins que ce ne soit son neveu, nommé comme lui Charles de Balsac.
En tous les cas, dans Henri III et sa cour, drame en 5 actes, en prose, Alexandre Dumas imagine un dialogue entre le roi et Entraguet :
Henri : "Approchez ici, baron, et fléchissez le genou...Charles Balzac d'Entragues, nous vous avons accordé la faveur de notre présence royale, au milieu de notre cour, pour vous rendre, là où nous vous les avions ôtés, vos dignités et vos titres...Relevez-vous, baron de Dunes, comte de Graville, gouverneur général de notre province d'Orléans, et reprenez près de notre personne royale les fonctions que vous y remplissiez autrefois...Relevez-vous"
D'entragues :"Non, sire,...je ne me relèverai pas, que Votre Majesté n'ait reconnu publiquement que ma conduite, dans ce funeste duel, a été celle d'un loyal et honorable cavalier"
Henri : "Oui,...nous le reconnaissons, car c'est la vérité...Mais vous avez porté des coups bien malheureux !"
D'entragues :"Et maintenant, sire ... votre main à baiser, comme gage de pardon et d'oubli
Henri : "Non, non Monsieur ne l'espérez pas
Catherine : "Mon fils que faites vous
Henri : "Non, Madame, non ... j'ai pu lui pardonner comme chrétien, le mal qu'il m'a fait ... mais je ne l'oublierai de ma vie
D'entragues :"Sire ... j'appelle le temps à mon secours; peut être ma fidélité et ma soumission finiront-elles par fléchir le courroux de Votre Majesté
José-Maria de Heredia, dans Les Trophée,s écrira plus tard en 1893 ce sonnet :
Épitaphe
Suivant les vers de Henri III
Ô passant, c'est ici que repose Hyacinte
Qui fut de son vivant seigneur de Maugiron ;
Il est mort - Dieu l'absolve et l'ait en son giron ! -
Tombé sur le terrain, il gît en terre sainte.
Nul, ni même Quélus, n'a mieux, de perles ceinte,
Porté la toque à plume ou la fraise à godron ;
Aussi vois-tu, sculpté par un nouveau Myron,
Dans ce marbre funèbre un morceau de jacinthe.
Après l'avoir baisé, fait tondre, et de sa main
Mis au linceul, Henry voulut qu'à Saint-Germain
Fût porté ce beau corps, hélas ! inerte et blême ;
Et jaloux qu'un tel deuil dure éternellement,
Il lui fit en l'église ériger cet emblème,
Des regrets d'Appolo triste et doux monument.
A lire : Nicolas Le Roux, La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, collection « Époques », 2001. C'est sur internet
05:57 Publié dans Histoire, litterature | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook |
lundi, 26 avril 2010
L'ascension du Mont Ventoux
«C'est le mont le plus élevé de la région, et il mérite bien son nom de Ventoux.»
Le 26 avril 1336, Pétrarque, poète, humaniste et diplomate italien, escalade le Ventoux avec son frère Gherardo; ils sont partis du village de Malaucène. L'ascension est rude. Pétrarque atteint le sommet "épuisé et hors d'haleine". C'est cette ascension et son pendant mystique que François Pétrarque relate, le jour même, dans une lettre à son ami et confesseur Dionigi di Borgo San Sepolcro, lettre qui fut ensuite publiée sous le titre L'ascension du mont Ventoux.
Le texte original est en latin. Il a été traduit en français en 1880 par Victor Develay.
Certains auteurs ont mis en doute la date de cette montée. Pour étayer leur thèse, les adversaires de la réalité de la montée du Ventoux, en 1336, ont été obligés de déplacer la date de l'ascension après 1350, période où effectivement, pendant un demi-siècle, les accidents climatiques se succédèrent ...
François Pétrarque à Denis Robert de Borgo San Sepolcro
Salut,
J'ai fait aujourd'hui l'ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l'on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, je vis dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l'on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d'autant plus que la veille, en relisant l'histoire romaine de Tite-Live, j'étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hémus en Thessalie, du sommet duquel il avait cru, par ouï-dire, que l'on apercevait deux mers : l'Adriatique et l'Euxin. Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis rien affirmer, parce que cette montagne est trop éloignée de notre région, et que le dissentiment des écrivains rend le fait douteux. Car, pour ne point les citer tous, le cosmographe Pomponius Méla déclare sans hésitation que c'est vrai ; Tite-Live pense que cette opinion est fausse. Pour moi, si l'exploration de l'Hémus m'était aussi facile que l'a été celle du Ventoux, je ne laisserais pas longtemps la question indécise. Au surplus, mettant de côté la première de ces montagnes pour en venir à la seconde, j'ai cru qu'on excuserait dans un jeune particulier ce qu'on ne blâme point dans un vieux roi.
Mais quand je songeai au choix d'un compagnon, chose étonnante ! pas un de mes amis ne parut me convenir sous tous les rapports. Tant est rare, même entre personnes qui s'aiment, le parfait accord des volontés et des caractères ! L'un était trop mou, l'autre trop actif ; celui-ci trop lent, celui-là trop vif ; tel trop triste, tel trop gai. Celui-ci était plus fou, celui-là plus sage que je ne voulais. L'un m'effrayait par son silence, l'autre par sa turbulence ; celui-ci par sa pesanteur et son embonpoint, celui-là par sa maigreur et sa faiblesse. La froide insouciance de l'un et l'ardente activité de l'autre me rebutaient. Ces inconvénients, tout fâcheux qu'ils sont, se tolèrent à la maison, car la charité supporte tout et l'amitié ne refuse aucun fardeau ; mais, en voyage, ils deviennent plus désagréables. Ainsi mon esprit difficile et avide d'un plaisir honnête pesait chaque chose en l'examinant, sans porter la moindre atteinte à l'amitié, et condamnait tout bas tout ce qu'il prévoyait pouvoir devenir une gêne pour le voyage projeté. Qu'en pensez-vous ? A la fin je me tourne vers une assistance domestique, et je fais part de mon dessein à mon frère unique, moins âgé que moi et que vous connaissez bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, et il me remercia de voir en lui un ami en même temps qu'un frère.
Au jour fixé, nous quittâmes la maison, et nous arrivâmes le soir à Malaucène, lieu situé au pied de la montagne, du côté du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd'hui enfin nous fîmes l'ascension avec nos deux domestiques, non sans de grandes difficultés, car cette montagne est une masse de terre rocheuse taillée à pic et presque inaccessible. Mais le poète a dit avec raison : Un labeur opiniâtre vient à bout de tout. La longueur du jour, la douceur de l'air, la vigueur de l'âme, la force et la dextérité du corps, et d'autres circonstances nous favorisaient. Notre seul obstacle était dans la nature des lieux. Nous trouvâmes dans les gorges de la montagne un pâtre d'un âge avancé qui s'efforça par beaucoup de paroles de nous détourner de cette ascension. Il nous dit que cinquante ans auparavant, animé de la même ardeur juvénile, il avait monté jusqu'au sommet, mais qu'il n'avait rapporté de là que repentir et fatigue, ayant eu le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces. Il ajoutait que jamais, ni avant, ni depuis, on n'avait ouï dire que personne eût osé en faire autant. Pendant qu'il prononçait ces mots d'une voix forte, comme les jeunes gens sont sourds aux conseils qu'on leur donne, sa défense redoublait notre envie. Voyant donc que ses efforts étaient vains, le vieillard fit quelques pas et nous montra du doigt un sentier ardu à travers les rochers, en nous faisant mille recommandations qu'il répéta encore derrière nous quand nous nous éloignâmes.
Après avoir laissé entre ses mains les vêtements et autres objets qui nous embarrassaient, nous nous équipâmes uniquement pour opérer l'ascension, et nous montâmes lestement. Mais, comme il arrive toujours, ce grand effort fut suivi d'une prompte fatigue. Nous nous arrêtâmes donc non loin de là sur un rocher. Nous nous remîmes ensuite en marche, mais plus lentement ; moi surtout je m'acheminai d'un pas plus modéré. Mon frère, par une voie plus courte, tendait vers le haut de la montagne ; moi, plus mou, je me dirigeais vers le bas, et comme il me rappelait et me désignait une route plus directe, je lui répondis que j'espérais trouver d'un autre côté un passage plus facile, et que je ne craignais point un chemin plus long, mais plus commode. Je couvrais ma mollesse de cette excuse, et pendant que les autres occupaient déjà les hauteurs, j'errais dans la vallée sans découvrir un accès plus doux, mais ayant allongé ma route et doublé inutilement ma peine. Déjà accablé de lassitude, je regrettais d'avoir fait fausse route, et je résolus tout de bon de gagner le sommet. Lorsque, plein de fatigue et d'anxiété, j'eus rejoint mon frère, qui m'attendait et s'était reposé en restant longtemps assis, nous marchâmes quelques temps d'un pas égal. A peine avions-nous quitté cette colline, voilà qu'oubliant mon premier détour, je m'enfonce derechef vers le bas de la montagne ; je parcours une seconde fois la vallée, et, en cherchant une route longue et facile, je tombe dans une longue difficulté. Je différais la peine de monter ; mais le génie de l'homme ne supprime pas la nature des choses, et il est impossible qu'un corps parvienne en haut en descendant. Bref, cela m'arriva trois ou quatre fois en quelques heures à mon grand mécontentement, et non sans faire rire mon frère. Après avoir été si souvent déçu, je m'assis au fond d'une vallée.
Là, sautant par une pensée rapide des choses matérielles aux choses immatérielles, je m'apostrophais moi-même en ces termes ou à peu près : « Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l'ascension de cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux qui marchent vers la vie bienheureuse ; mais on ne s'en aperçoit pas aussi aisément, parce que les mouvements du corps sont manifestes, tandis que ceux de l'âme sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit. Plusieurs collines se dressent aussi dans l'intervalle, et il faut marcher de vertu en vertu par de glorieux degrés. Au sommet est la fin de tout et le terme de la route qui est le but de notre voyage. Nous voulons tous y parvenir ; mais, comme dit Ovide : C'est peu de vouloir ; pour posséder une chose, il faut la désirer vivement. Pour toi assurément, à moins que tu ne te trompes en cela comme en beaucoup de choses, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu'est-ce qui te retient donc ? Rien d'autre à coup sûr que la route plus unie et, comme elle semble au premier aspect, plus facile des voluptés terrestres et infimes. Mais quand tu te seras longtemps égaré, il te faudra ou gravir, sous le poids d'une fatigue différée mal à propos, vers la cime de la vie bienheureuse, ou tomber lâchement dans le bas-fond de tes péchés ; et si (m'en préserve le Ciel !) les ténèbres et l'ombre de la mort te trouvent là, tu passeras une nuit éternelle dans des tourments sans fin. » On ne saurait croire combien cette pensée redonna du courage à mon âme et à mon corps pour ce qu'il me restait à faire. Et plût à Dieu que j'accomplisse avec mon âme le voyage après lequel je soupire jour et nuit, en triomphant enfin de toutes les difficultés, comme j'ai fait aujourd'hui pour ce voyage pédestre ! Je ne sais si ce que l'on peut faire par l'âme agile et immortelle, sans bouger de place et en un clin d'œil, n'est pas beaucoup plus facile que ce qu'il faut opérer pendant un laps de temps, à l'aide d'un corps mortel et périssable, et sous le pesant fardeau des membres.
Le pic le plus élevé est nommé par les paysans le Fils ; j'ignore pourquoi, à moins que ce ne soit par antiphrase, comme cela arrive quelquefois, car il paraît véritablement le père de toutes les montagnes voisines. Au sommet de ce pic est un petit plateau. Nous nous y reposâmes enfin de nos fatigues. Et puisque vous avez écouté les réflexions qui ont assailli mon âme pendant que je gravissais la montagne, écoutez encore le reste, mon père, et accordez, je vous prie, une heure de votre temps à la lecture des actes d'une de mes journées. Tout d'abord frappé du souffle inaccoutumé de l'air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds. L'Athos et l'Olympe me sont devenus moins incroyables depuis que j'ai vu sur une montagne de moindre réputation ce que j'avais lu et appris d'eux. Je dirige ensuite mes regards vers la partie de l'Italie où mon cœur incline le plus. Les Alpes debout et couvertes de neige, à travers lesquelles le cruel ennemi du nom romain se fraya jadis un passage en perçant les rochers avec du vinaigre, si l'on en croit la renommée, me parurent tout près de moi quoiqu'elles fussent à une grande distance. J'ai soupiré, je l'avoue, devant le ciel de l'Italie qui apparaissait à mon imagination plus qu'à mes regards, et je fus pris d'un désir inexprimable de revoir et mon ami et ma patrie. Ce ne fut pas toutefois sans que je blâmasse la mollesse du sentiment peu viril qu'attestait ce double vœu, quoique je pusse invoquer une double excuse appuyée de grandes autorités. Ensuite une nouvelle pensée s'empara de mon esprit et le transporta des lieux vers le temps. Je me disais : « Il y a aujourd'hui dix ans qu'au sortir des études de ta jeunesse tu as quitté Bologne. O Dieu immortel ! ô sagesse immuable ! que de grands changements se sont opérés dans ta conduite durant cet intervalle ! » Je laisse de côté ce sujet infini, car je ne suis pas encore dans le port pour songer tranquillement aux orages passés. Il viendra peut-être un temps où j'énumérerai par ordre toutes mes fautes en citant d'abord cette parole de votre cher Augustin : Je veux me rappeler mes souillures passées et les corruptions charnelles de mon âme, non que je les aime, mais pour que je vous aime, ô mon Dieu. Il me reste encore à accomplir une tâche très difficile et très pénible. Ce que j'avais coutume d'aimer, je ne l'aime plus. Je mens. Je l'aime, mais modérément. Je mens encore une fois. Je l'aime, mais en rougissant et avec chagrin. J'ai dit enfin la vérité. Oui, j'aime, mais ce que j'aimerais à ne point aimer, ce que je voudrais haïr. J'aime cependant, mais malgré moi, mais par force, mais avec tristesse et avec larmes, et je vérifie en moi-même le sens de ce vers si fameux : Je haïrai si je puis ; sinon, j'aimerai malgré moi. Trois ans ne sont pas encore écoulés depuis que cette volonté perverse et coupable, qui me possédait tout entier et régnait seule sans contradicteur dans le palais de mon âme, a commencé à rencontrer une autre volonté rebelle et luttant contre elle. Depuis longtemps entre ces volontés il se livre, dans le champ de mes pensées, au sujet de la prééminence de l'un et de l'autre homme, un combat très rude et maintenant encore indécis. C'est ainsi que je parcourais en imagination mes dix dernières années. Puis je me reportais vers l'avenir, et je me demandais : « Si par hasard il t'était donné de prolonger cette vie éphémère pendant deux autres lustres, et de t'approcher de la vertu à proportion autant que pendant ces deux années, grâce à la lutte de ta nouvelle volonté contre l'ancienne, tu t'es relâché de ta première obstination, ne pourrais-tu pas alors, quoique ayant non la certitude, mais du moins l'espérance, mourir à quarante ans et renoncer sans regret à ce restant de vie qui décline vers la vieillesse ? »
Telles sont ou à peu près, mon père, les pensées qui me revenaient à l'esprit. Je me réjouissais de mon avancement, je pleurais de mon imperfection et je déplorais la mutabilité ordinaire des choses humaines. Je paraissais avoir oublié en quelque sorte pour quel motif j'étais venu là, jusqu'à ce qu'enfin, laissant de côté des réflexions pour lesquelles un autre lieu était plus opportun, je regardasse et visse ce que j'étais venu voir. Averti par le soleil qui commençait à baisser et par l'ombre croissante de la montagne que le moment de partir approchait, je me réveillai pour ainsi dire, et, tournant le dos, je regardai du côté de l'occident.
On n'aperçoit pas de là la cime des Pyrénées, ces limites de la France et de l'Espagne, non qu'il y ait quelque obstacle que je sache, mais uniquement à cause de la faiblesse de la vue humaine. On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux. Pendant que j'admirais tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant mon âme à l'exemple de mon corps, je voulus regarder le livre des Confessions de saint Augustin, présent de votre amitié, que je conserve en souvenir de l'auteur et du donateur, et que j'ai toujours entre les mains. J'ouvre ce bréviaire d'un très petit volume, mais d'un charme infini, pour lire ce qui se présenterait, car que pouvait-il se présenter si ce n'est des pensées pieuses et dévotes ? Je tombai par hasard sur le dixième livre de cet ouvrage. Mon frère, désireux d'entendre par ma bouche quelque chose de saint Augustin, se tenait debout, l'oreille attentive. J'atteste Dieu et celui qui était à côté de moi qu'aussitôt que j'eus jeté les yeux sur le livre, j'y lus : Les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l'Océan, les révolutions des astres, et ils délaissent eux-mêmes. Je fus frappé d'étonnement, je l'avoue, et priant mon frère, avide d'entendre, de ne pas me troubler, je fermai le livre. J'étais irrité contre moi-même d'admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j'aurais dû apprendre à l'école même des philosophes des gentils qu'il n'y a d'admirable que l'âme pour qui, lorsqu'elle est grande, rien n'est grand. Alors, trouvant que j'avais assez vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce moment on ne m'entendit plus parler jusqu'à ce que nous fussions parvenus en bas.
Cette parole m'avait fourni une ample occupation muette. Je ne pouvais penser qu'elle fût l'œuvre du hasard ; tout ce que j'avais lu là, je le croyais dit pour moi et non pour un autre. Je me rappelais que saint Augustin avait eu jadis la même opinion pour lui-même, quand, comme il le raconte, lisant le livre de l'Apôtre, ce passage lui tomba d'abord sous les yeux : Marchons loin de la débauche et de l'ivrognerie, des sales plaisirs et des impudicités, des dissensions et des jalousies. Mais revêtez-vous de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et n'ayez point d'égard pour votre chair en ce qui regarde ses convoitises. Cela était arrivé auparavant à saint Antoine, lorsqu'il entendit ces paroles de l'Evangile : Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; après cela venez et suivez-moi. Comme si ces paroles s'adressaient à lui, saint Antoine (au rapport de l'historien de sa vie, saint Athanase) se soumit au joug du Seigneur. De même que saint Antoine, après avoir entendu cela, n'en demanda pas davantage, et de même que saint Augustin, après avoir lu cela, n'alla pas plus loin, ma lecture se borna aux quelques paroles que je viens de citer. Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d'eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu'ils pouvaient trouver en eux. J'admirai la noblesse de notre âme si, dégénérant volontairement, elle ne s'écartait pas de son origine et ne convertissait pas elle-même en opprobre ce que Dieu lui avait donné pour s'en faire honneur. Pendant cette descente, chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me paraissait à peine haute d'une coudée en comparaison de la hauteur de la nature humaine si l'on ne la plongeait dans la fange des souillures terrestres. Je me disais aussi à chaque pas : « Si je n'ai pas craint d'endurer tant de sueurs et de fatigues pour que mon corps s'approchât un peu du ciel, quel gibet, quelle prison, quel chevalet, devraient effrayer mon âme marchant vers Dieu et foulant aux pieds la cime de l'orgueil et les destinées humaines ? » Et encore : « A combien arrivera-t-il de ne point s'éloigner de ce sentier par la crainte des souffrances ni par le désir des voluptés ? O trop heureux celui-là s'il existe quelque part ! C'est de lui, j'imagine, que le poète a dit : Heureux qui a pu connaître les principes des choses, et qui a mis sous ses pieds la crainte de la mort, l'inexorable destin et le bruit de l'avare Achéron ! Oh ! avec quel zèle nous devrions faire en sorte d'avoir sous nos pieds non les hauteurs de la terre, mais les appétits que soulèvent en nous les impulsions terrestres ! »
Parmi ces mouvements d'un cœur agité, ne m'apercevant pas de l'âpreté du chemin, je revins au milieu de la nuit à l'hôtellerie rustique d'où j'étais parti avant le jour. Un clair de lune avait prêté à notre marche son aide agréable. Pendant que les domestiques sont occupés à apprêter le souper, je me suis retiré seul dans un coin caché de la maison pour vous écrire cette lettre à la hâte et sans préparation, de peur que si je différais, mes sentiment venant peut-être à changer suivant les lieux, mon désir de vous écrire ne se refroidît. Vous voyez, tendre père, combien je veux que rien de moi n'échappe à vos regards ; puisque je vous découvre avec tant de soin non seulement ma vie tout entière, mais chacune de mes pensées. En revanche, priez, de grâce, pour que ces pensées si longtemps vagabondes et inconstantes s'arrêtent enfin, et qu'après avoir été ballottées inutilement de tous côtés, elles se tournent vers le seul bien, vrai, certain, immuable.
Adieu.
Malaucène, le 26 avril 1336
Traduction de Victor DEVELAY, 1880.
06:34 Publié dans Histoire, litterature, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
samedi, 24 avril 2010
L'arracheur de dents
D'après mon dentiste, je suis une machine à fabriquer du tartre ! Résultat, inflammation de la gencive, perte de l'os qui soutient les dents, avec la menace ultime de les perdre !!!
"Ce n'est pas une fatalité ! on peut garder ses dents toutes sa vie, à condition de faire ce qu'il faut pour cela !!!" m'a-t-il dit ... Bref il ne veut pas se transformer en "arracheur de dents".
Hygiène bucco-dentaire hyper-hyper-hyper stricte, détartrage tous les 3 mois, curetages "ouverts" répétés sous la gencive, greffes osseuses et chirurgie "à lambeaux", le tout bien sûr "hors nomenclature" donc non remboursé par la sécu, rien n'y fait, ça récidive ... Mon dentiste serait-il un "charlatan" ? Que nenni, il semble que j'ai des problèmes métaboliques qui m'empêchent de lutter contre les bactéries qui pullulent dans la bouche. Je vais donc continuer tous les ans à laisser à mon dentiste une belle petite rente
"Arracheur de dents" ?
Cette expression du XVIIe siècle fait référence aux dentistes qui, autrefois, offraient leurs services sur les places publiques et dans les foires, affirmant que le patient ne souffrirait pas. On l'utilise donc maintenant pour parler d'une personne qui ment sans aucun scrupule.
Si le mal de dent est aussi ancien que l'homme, il semble que les gens chargés d'y porter remède n'ont occupé pendant longtemps qu'un rôle bien modeste. Il faut attendre l'oeuvre magistrale de Pline l'Ancien pour trouver dans la littérature médicale la pathologie et la thérapeutique des dents. L'étendue de son savoir va ouvrir aux médecins un domaine nouveau et capital : la connaissance des plantes et de leurs vertus contre la douleur. Les textes médicaux du premier siècle évoquent les traitements de la douleur dentaire, mais il ne semble pas pour autant qu'une "chirurgie" dentaire ait existé à cette époque. Le Moyen Âge connaîtra quelques progrès, avec l'apparition d'une activité plus magique que médicale, pratiquée par des charlatans ou des arracheurs de dents. La naissance d'une thérapeutique essentiellement dentaire, pratiquée par des gens dont c'était le métier, ne remonte, en France, qu'à 1699 où les textes royaux établissent le dentiste dans un cadre législatif sous l'autorité du Chirurgien du Roi.
"Il sera fait défenses à tous bailleurs, renoueurs d'os, aux experts pour les dents, aux oculistes, lithotomistes et tous autres, exerçant telle partie de la chirurgie, que ce soit d'avoir aucun étalage, n'y d'exercer dans la ville et faubourgs de Paris, s'ils n'ont été jugés capables par le Premier Chirurgien du Roi en faisant la légère expérience et en payant les droits... les uns, ni les autres ne pourront prendre d'autre qualité que celle d'expert pour la partie de la chirurgie sur laquelle ils ont été reçus."
Par cet édit, on exige des connaissances, une reconnaissance de la capacité et un titre donné par le Premier Chirurgien et des règles à suivre.
Pourtant, les "charlatans", dont le Grand Thomas fut un des plus illustres représentants, ne disparaissent comment l'attestent de nombreux écrits.
Le "Grand Thomas", qui opérait sur le Pont Neuf à Paris, atteint le sommet de sa gloire entre 1710 et 1730. Il avait été précédemment chirurgien dans le régiment des gardes françaises, puis garçon chirurgien...
"Approchez, venez tous, je m'en vais vous guérir
Personne là-dessus ne peut me démentir
La vertu de mon bras opère des merveilles
Jamais dessus la terre n'y aura mon pareil"
Après avoir "soulagé" ses patients, il les envoyait chez la "Mère Ragonne" qui leur vendait de l'eau de vie. On sait de lui qu'il était tellement aimé et admiré qu'il rendait jaloux tous les autres arracheurs de dents et même les médecins. A sa mort, le 19 mars 1757, il laissait à ses héritiers 50 000 livres sonnantes, une maison, des meubles et ... un bonnet d'argent. En 1760 parut une complainte qui s'achevait par ces vers :
"Grand Thomas avec son panache
Est la perle des charlatans
Il vous guérit le mal de dents
Quand il vous les arrache."
Sur les marchés et foires, la journée commençait par les achats indispensables puis on allait ensuite voir les saltimbanques, les vendeurs de médicaments miracles et autres montreurs de foire, le montreur d'ours et l'acrobate ou bien encore on se faisait aussi tirer la bonne aventure, pour deux sous dans la roulotte, où la voyante extra-lucide annonçait toujours le bonheur en amour et parfois la fortune. Les femmes surtout, s'arrêtaient devant les tréteaux des marchands forains, palpaient les étoffes aux couleurs vives, lorgnaient les bijoux et les parures.
L'arracheur de dents était aussi par là, sur une estrade de fortune. un bonimenteur, généralement un musicien, était chargé d'attirer le chaland. Lorsqu'un patient se présentait, compère du dentiste ou client sérieux, on l'invitait avec forces discours à prendre place sur la chaise qui lui était réservée. Et la musique reprenait de plus belle. Le "chirurgien" ouvrait alors la bouche du patient, lui introduisait sa pince, le "pélican", et si c'était un compère, en un tournemain, extirpait une grosse molaire qu'il brandissait triomphalement pendant que son client se réjouissait de cette formidable opération sans douleur. Naïvement un vrai malade le remplaçait sur l'estrade. Et en avant la musique, car l'opération était bien sûr plus douloureuse et c'est alors que tout le bruit fait par l'orchestre n'était pas trop fort pour couvrir les cris du malheureux.
Mais peut être ne furent-ils pas tous des "menteurs", mis à part un certain Cormier, qui, contre deniers, arracha des dents à un poète affamé sous promesse qu'il jurerait n'avoir ressenti aucune douleur.
Mais une "histoire de dent" sert aussi à Fontenelle à dénoncer la propension au merveilleux, qui a puissamment contribué à faire naître des superstitions, et l'exploitation de ces superstitions par les idéologues religieux. Curieux, cultivé et d'une grande intelligence, passionné de sciences et animé d'une grande foi dans le progrès, ennemi de l'obscurantisme, tenant d'un rationalisme critique, Fontenelle apparaît surtout aujourd'hui comme le premier des philosophes des Lumières. En 1687, sa Digression sur les Anciens et les Modernes, référence à la fameuse querelle, lui vaut d'être élu à l'Académie française en 1691. Il prend naturellement fait et cause pour les Modernes, raillant l'esprit borné et passéiste des tenants de la tradition classique, ce qui lui vaudra d'être attaqué par les dévots qui entourent Louis XIV. L'histoire célèbre de "la dent d'or" est un bon exemple de son propos.
"Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.
Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.
Fontenelle - extrait de l'Histoire des oracles (1687) - Première dissertation, IV.
Dans la littérature plus récente Primo Levi brosse une satire sociale et politique contre les "arracheurs de dents" qui, pour dominer le monde, érigent le mensonge en art. Dans Un testament adressé à son fils bien-aimé, publié dans son recueil de nouvelles Lilith, parodiant le style ampoulé des petits notables, il feint de faire l'éloge des charlatans, du le mensonge qui en fait la force et la noblesse, ce qui devrait les conduire à conquérir le monde.
"Je ne doute pas que tu ne suives mes traces, et ne deviennes arracheur de dents comme je l'ai été, et comme avant moi l'ont été tes aïeux. Il faut donc que tu saches que la musique est nécessaire à l'exercice de nos fonctions : un bon arracheur de dents doit avoir à sa suite au moins deux trompettes et deux tambours, ou mieux deux joueurs de grosse caisse. Plus la fanfare déploiera de vigueur et d'entrain sur le lieu des opérations, plus tu seras respecté et plus la douleur de ton patient s'atténuera. Tu l'auras toi-même remarqué, lorsque enfant tu assistais à ma tâche quotidienne : on n'entend plus les cris du patient, le public nous admire et nous révère, et les clients qui attendent leur tour oublient leurs craintes secrètes. Un arracheur de dents qui travaillerait sans fanfare serait aussi malséant que le corps d'un homme nu. En aucun cas tu n'avoueras avoir extrait une dent saine ; au contraire, tu profiteras du vacarme de l'orchestre et de l'étourdissement du patient, de sa douleur même, de ses cris et de son agitation convulsive, pour extraire séance tenante la dent malade. Rappelle-toi qu'un coup rapide et franc sur l'occiput tranquillise le patient le plus récalcitrant sans en étouffer les esprits animaux et sans que le public s'en aperçoive. Rappelle-toi encore que dans ce cas comme dans d'autres, un bon arracheur de dents a soin d'avoir près de son estrade une voiture prête et les chevaux attelés.
Nos adversaires nous narguent en disant que nous nous entendons à transformer la douleur en argent : les sots ! C'est là le meilleur éloge de notre magistère. Selon l'humeur que tu flaireras dans l'assistance, ton discours pourra tour à tour être plaisant ou austère, noble ou vulgaire, prolixe ou concis, subtil ou grossier. Il est bon en tout cas qu'il soit obscur, car l'homme redoute la clarté. Rappelle-toi que moins tes auditeurs te comprendront, plus ils auront confiance dans ta science et prêteront de mélodieux accents à tes paroles : le peuple est ainsi fait... et ne crains pas qu'on t'en vienne demander l'explication, car cela ne se produit jamais, personne ne trouvera le courage de t'interroger, pas même celui qui montera d'un pied ferme sur ton estrade pour se faire arracher une molaire. Et jamais, dans tes propos, tu n'appelleras les choses par leurs noms. Tu ne diras point dents, mais protubérances mandibulaires, ou tout autre bizarrerie qui te viendrait à l'esprit ; non point douleur, mais éréthisme. Tu n'appelleras pas l'argent, argent, et moins encore les tenailles, tenailles, tu ne les nommeras point, pas même par allusion, et tu les déroberas à la vue du public et particulièrement à la vue du patient, en les tenant cachées dans ta manche jusqu'au dernier instant.
De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu'un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l'habit. Non pas seulement pour tromper les patients, tu le sais, notre propos est plus élevé, et le mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste, nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde : mais cela ne pourra se faire qu'à la condition d'avoir su mentir mieux et plus longtemps que nos adversaires. Je ne le verrai pas, mais toi tu le verras : ce sera un nouvel âge d'or. Il nous suffira, pour gouverner l'État et administrer la chose publique, de prodiguer les pieux mensonges que nous aurons su, entre-temps, porter à leur perfection. Si nous nous révélons capables de cela, l'empire des arracheurs de dents s'étendra de l'Orient à l'Occident jusqu'aux îles les plus lointaines, et n'aura pas de fin.
Primo Levi
Dans Un testament adressé à son fils bien-aimé", publié dans "Lilith" (coll. Le Livre de Poche),
Le site de l'Association de Sauvegarde du Patrimoine de l'Art Dentaire (ASPAD) présente le patrimoine historique exceptionnel, et particulièrement en France : documents, livres, petite instrumentation, meubles, équipements, etc ... de la profession dentaire.
Autres sites :
Regards sur l'histoire de l'art dentaire, de l'époque romaine à nos jours : http://www.academiedentaire.fr/attachments/0000/0095/CH_V...
L'art dentaire à travers les âges : http://www.homeoint.org/seror/odonto/lalanneart.htm
00:05 | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook |
vendredi, 23 avril 2010
La cuisine selon Alexandre Dumas
"Nouvelle bouillabaisse dramatique par M. Dumas père"
Lithographie du caricaturiste Cham dans Le Charivari (1858)
Collection de la Société des Amis d'Alexandre Dumas. ©
http://www.dumaspere.com/pages/phototheque/caricatures.html
[...] Laissez-moi causer un peu cuisine avec vous, cher lecteur, en attendant ce fameux livre du Cuisinier pratique que je vous ferai un jour.
Vous aussi, vous pouvez vous trouver sur une plage dénuée de toute chose, et il n'y a pas de mal, lorsque l'on s'aventure dans une ville proclamée ville par l'empereur de Russie, d'étudier un peu son Robinson Crusoé de 1859.
Voici la carte du dîner d'inauguration de Poti comme ville :
Potage
Julienne.
Relevé de potage
Chou au porc frais.
Entrées
Schislik, avec amélioration.
Rognons de porc sautés au vin.
Poulets à la provençale.
Rôti
Deux canards et douze merles.
Entremets
Flageolets à l'anglaise ;
Œufs brouillés au jus de rognons.
Salade
Haricots verts.
Dessert
Noix sèches, thé, café, vodka,
Premier service : Vin de Mingrélie.
Deuxième service : Vin de Kakétie.
Troisième service : Vin de Gouriel.
Convenez que, pour des affamés de trois jours, c'était à faire venir l'eau à la bouche.
Maintenant, passons au procédé et détaillons la préparation de quelques-uns des plats que nous venons d'énumérer. D'abord, expliquons comment je comptais faire, sans bœuf, le bouillon dont j'avais la prétention de mouiller ma julienne.
Une entrecôte de mouton et une vieille poule bouillaient déjà, depuis deux heures, lorsque Moynet et Grégory revinrent de la chasse avec leurs deux canards, leurs douze merles et leurs trois pigeons ramiers.
Pendant que l'on plumait les pigeons ramiers, je pris mon fusil et tuai un corbeau. Ne méprisez pas le corbeau comme chair à bouillon, cher lecteur, vous ne savez pas ce que vous mépriseriez.
Un corbeau dans un pot-au-feu vaut deux livres de bœuf, croyez-en un chasseur; seulement, il faut, non pas le plumer comme un pigeon, mais le dépouiller comme un lapin.
Je mis le corbeau et les trois ramiers dans la marmite, et laissai réduire en mijotant. Puis, quand le bouillon eut atteint les deux tiers de sa force, je pris un magnifique chou pommé, je fonçai la casserole de bandes de porc entrelardé, de manière que le chou en fût cuirassé de tous les côtés, ayant soin que la casserole présentât seulement un intervalle de dix centimètres entre le cuivre et le chou.
Cet intervalle fut rempli de bouillon une première fois ; puis Vasili, placé, une cuiller à pot à la main, à portée à la fois de la marmite et de la casserole, fut chargé, au fur et à mesure que le bouillon de la casserole s'épuiserait, de le remplacer par le bouillon de la marmite.
Tout au contraire du pot-au-feu, qui devait mijoter, le chou devait être mené à grands bouillons.
Vasili remplit sa mission en homme qui n'eût fait que cela toute sa vie.
Le chou, une fois cuit, devait être servi sur le lard, et le bouillon de la casserole devait aller renforcer celui de la marmite.
C'était dans celui de la marmite que Moynet devait faire revenir les légumes conservés de la julienne.
Maintenant que vous savez comment, en pareille circonstance, vous devez, cher lecteur, faire votre potage et votre relevé de potage, passons au schislik avec amélioration. Vous savez comment se fait le schislik, n'est-ce pas ?
Voici l'amélioration que j'avais inventée :
Au lieu de couper le filet par morceaux de la grosseur d'une noix, je le laissais dans toute son intégrité.
Je l'enfilais à une baguette dans le sens de sa longueur ;
Je le saupoudrais convenablement de sel et de poivre ;
Je plaçais sur un pavé une des extrémités de la baguette ;
Je mettais l'autre extrémité à la main gauche de Vasili ;
J'armais sa main droite du kandjar le mieux affilé de tous mes kandjars ;
A mesure que la surface du filet rissolerait, Vasili couperait en longueur cette surface, en lui donnant l'épaisseur de deux ou trois centimètres :
Puis, pendant que l'on servirait cette première surface enlevée, il saupoudrerait de sel et de poivre la surface mise à vif par l'ablation de la croûte supérieure, et remettrait le reste sur le feu ;
Le rôti dûment rissolé, il enlèverait de nouveau et avec la même précaution la surface, qu'il ferait servir chaude comme la première, et ainsi de suite, jusqu'à la fin.
Les délicats mangeraient ces rissoles de viande avec du beurre frais et du persil haché.
Voici pour le schislik avec amélioration.
Venaient ensuite les rognons de porc sautés au vin.
Je crois que tout le monde sait faire les rognons sautés au vin ; nous disons les rognons en général, parce que nous ne nous servions de rognons de porc qu'à défaut de rognons de bœuf ou de rognons de mouton.
Consignons ici un fait peut-être assez inconnu : c'est que les rognons de mouton, meilleurs à la brochette que les autres rognons, leur sont inférieurs avec la sauce au vin.
Cependant, comme un voyageur peut se trouver, dont l'éducation n'ait pas été tournée vers la science culinaire, disons-lui en deux mots comment, en manquant à peu près de tous les condiments nécessaires à une bonne sauce au vin, il pourra faire un plat, sinon superfin, du moins très mangeable.
Il fera frire son beurre presque roux, y jettera une poignée d'oignons hachés, - il est rare qu'il y ait trop d'oignons ; il laissera frire ses oignons ; pendant ce temps, il taillera ses rognons en morceaux de l'épaisseur d'une pièce de cinq francs ; s'il répugne comme moi à toucher la viande avec ses doigts, il roulera ses rognons dans une serviette, où d'avance il aura jeté deux ou trois cuillerées de farine.
Les rognons en sortiront poudrés à blanc. Il mettra ses rognons dans la poêle, où seront déjà le beurre et les oignons. Il tournera avec une cuiller de bois jusqu'à ce que les rognons soient au quart de leur cuisson.
Alors, il prendra une bouteille de vin rouge, - les gros vins sont excellents pour cette sorte de sauce, - et en versera hardiment la moitié, les deux tiers, la totalité même, si la quantité de rognons coupés en tranches comporte la totalité de la bouteille ; puis il laissera cuire en tournant sur bon feu pendant dix minutes à peu près.
A la cinquième minute, il salera et poivrera ; à la huitième minute, il jettera dans ses rognons plein le creux de la main de persil très fin ; pour qu'il conserve son goût, il est important qu'il ne bouille que deux minutes.
Enfin, au moment de servir, on enlèvera et mettra dans un récipient quelconque six ou huit cuillerées de cette sauce, qui doit avoir la consistance et la couleur d'une crème au chocolat battue. Cette sauce est destinée à donner de la couleur et du corps aux œufs brouillés.
Maintenant, passons aux poulets à la provençale, que je recommande comme la chose la plus prompte et la plus facile à faire.
Si vous êtes restreint pour l'huile, c'est-à-dire si vous vous trouvez dans le cas où nous nous trouvions, procurez-vous de la graisse de porc, nommée saindoux. Excepté dans les pays purement mahométans, vous en trouverez partout. Faites frire votre saindoux à la poêle ou à la casserole. Découpez votre poulet par morceaux, comme vous feriez s'il était cuit et que vous voulussiez le servir par petites portions à vos convives. Roulez ces morceaux, comme vous avez fait de vos rognons, dans une serviette blanchie de farine. Mettez-les dans votre friture au moment où elle a cessé de crier. Laissez-leur le temps de prendre une belle couleur dorée, et occupez ce temps à hacher une gousse d'ail et une poignée de persil.
Lorsque vos morceaux de poulet seront cuits et rissolés à point, dressez-les dans un plat creux, salez et poivrez. Substituez à votre friture un demi-verre d'huile d'olive ; davantage, si besoin est ; faites frire l'huile à son tour, saisissez le moment où elle bout sans être brûlée, jetez-y votre ail et votre persil hachés ensemble : trois secondes après, versez le tout sur votre poulet dressé, et servez bouillant.
Vous voyez que tout cela est d'une simplicité biblique ; c'est la cuisine du paradis terrestre. Pour le rôti, vous trouverez partout une ficelle ou un clou. Le rôti est meilleur pendu à une ficelle que cuit avec une broche passée dans le corps et qui lui fait perdre son jus par deux ouvertures.
Quant aux flageolets à l'anglaise, rien de plus simple : vous les faites bouillir à grande eau, jusqu'à ce qu'ils soient cuits ; vous les égouttez sur l'écumoire ou dans une passoire ; si vous n'avez ni écumoire ni passoire, - je parle pour les voyageurs, - dans un linge blanc, et vous les versez bouillants sur une montagne de beurre, pétrie de sel, de poivre, de persil et de civette, si vous en avez. La chaleur des haricots suffira à fondre le beurre.
La confection des œufs brouillés est un peu plus compliquée, mais néanmoins très facile.
Sur douze œufs, vous avez jeté six blancs et laissé six œufs entiers ; dans ces œufs, vous avez versé la valeur de deux cuillerées d'eau, - cet appendice est indispensable pour donner de la légèreté à vos œufs, - vous ajoutez votre sauce de rognons et vous battez le tout, en ayant soin de vous rappeler, quand vous salez et poivrez, que votre sauce de rognons est déjà salée et poivrée. - Ne mettez ni oignon ni persil, votre sauce en contient une quantité suffisante.
Vous jetez, en même temps que vos œufs, un gros morceau de beurre dans la casserole. Puis vous tournez sans cesser un instant votre mouvement de rotation, jusqu'à ce que vos œufs soient convenablement pris. N'oubliez pas, surtout, qu'ils continuent de prendre sur le plat, et qu'il est urgent, à cause de cette condensation postérieure, de les y verser un peu liquides.
Mais le beurre ! me direz-vous ; comment se procurer du beurre frais dans un pays où, par exemple, on ne fait pas de beurre ?
Partout où vous trouverez de bon lait, partout vous pourrez faire votre beurre vous-même. Il vous suffira de remplir une bouteille aux trois quarts et de la boucher, puis vous la ferez secouer violemment pendant une demi- heure. Au bout d'une demi-heure, pour trois quarts de bouteille de lait, vous aurez une motte de beurre de la grosseur d'un œuf de dinde. Etant frais, à l'aide de secousses réitérées, il passera en s'allongeant à travers le goulot de la bouteille.
Le thé, vous savez le faire, n'est-ce pas ?
Quant au café, il se fait de deux façons, à la française ou à la turque.
Pour le faire à la française, il y a dix mécaniques de formes différentes. La meilleure de toutes ces mécaniques est, à mon avis, la chausse de nos grand- mères. Mais toutes ces mécaniques peuvent vous manquer, et même, si simple qu'elle soit, la chausse de nos grand-mères peut ne pas se trouver sous votre main.
Alors, vous ferez votre café à la turque ; c'est bien plus simple et, selon moi, c'est meilleur.
Vous faites bouillir votre eau dans un marabout. Vous mettez autant de cuillerées à café de café pilé au mortier et réduit en poudre aussi impalpable que possible, et autant de cuillerées de sucre râpé que vous voudrez avoir de tasses pleines. Et vous laisserez votre marabout jeter trois gros bouillons ; après quoi, vous verserez le café bouillant dans les tasses. En quelques secondes, le marc se précipitera de lui-même au fond par sa propre pesanteur, et vous pourrez boire un café aussi clair et plus savoureux que s'il était filtré.
Il va sans dire que le prince Ingheradzé et notre marchand turc déclarèrent n'avoir jamais fait un dîner pareil.
Alexandre Dumas (Le Caucase - Chapitre LXII Les plaisirs de Poti)
11:34 Publié dans art, coup de coeur, litterature, petit conte culinaire | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
jeudi, 22 avril 2010
Il y a 50 ans, le 21 avril 1960, était inaugurée la ville de Brasília
Bâtie ad nihilo en 1.000 jours sous l'impulsion du Président Juscelino Kubitschek, la ville de Brasília était inaugurée le 21 avril 1960, il y a donc 50 ans.
Mais la justice s'est invitée à la fête. Une colossale affaire de corruption éclabousse une partie des responsables de la ville. L'ex-gouverneur José Arruda sort de deux mois de prison et la justice a cassé les contrats d'éclairage et de son des festivités du cinquantenaire. Des contrats de deux millions de dollars. Mais la fête a eu lieu. Les cloches des églises de la capitale brésilienne ont joué à l'unisson pour célébrer l'anniversaire, et des milliers d'habitants ont défilé sur l'avenue où sont érigés les palais futuristes et les bâtiments du pouvoir, lieux de spectacles.
Car Brasília symbolise les utopies urbaines du XXe siècle ! Il y a ceux qui la détestent et ceux qui l'adorent, les avis étant souvent tranchés. Certains apprécient son futurisme (Youri Gagarine disait en 1961 : "J'ai l'impression de débarquer sur une planète différente, pas sur la terre"), sa tranquillité, sa sécurité, bien loin de l'agitation de Rio de Janeiro et de São Paulo. D'autres critiquent une ville sans âme, où tout déplacement doit se faire en voiture, avec ses "favelas" misérables, loin du rêve de la ville idéale sans classes sociales imaginée par Oscar Niemeyer. Mais preuve de sa place dans l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme, elle a été classée au patrimoine mondial de l'Unesco dès 1987.
Le chantier de Brasília a atteint tous les records : à peine 41 mois de travaux, avec des ouvriers travaillant 24h/24 dans des conditions très difficiles. Elle devait être prête à temps, Kubitschek avait promis aux Brésiliens de réaliser "50 ans de progrès en cinq ans". La conception même de la ville était révolutionnaire et osée pour l'époque. Et malgré tous ses détracteurs, Brasília a réussi son pari.
Oeuvre conjointe imaginée par l'urbaniste Lúcio Costa, le paysagiste Roberto Burle Marx et l'architecte Niemeyer, Brasília symbolisait un vieux rêve d'union nationale au centre du vaste pays.
Dès l'indépendance, en 1822, les hommes d'État brésiliens avaient en effet caressé le rêve de déplacer la capitale, Rio de Janeiro, pour la fixer au centre du pays et briser l'opposition entre le Brésil peuplé du littoral et le Brésil vide des immensités intérieures. La mise en valeur de l'époque coloniale avait, en effet, multiplié les villes du bord de la mer, ports destinés à embarquer les richesses brutes du pays vers le Portugal et à y apporter les produits fabriqués, mais exposés aux raids maritimes. La première capitale du Brésil, Salvador avait, elle aussi, été construite sur la côte.
En 1823, José Bonifacio de Andrade e Silva, l'un des mentors de l'Indépendance du Brésil (conquis en 1822), est l'un de proposer le déménagement, et propose déjà le nom de Brasília. Son plan est présenté à l'Assemblée, mais l'empereur Pedro I ayant dissous l'Assemblée, le projet de loi ne sera finalement pas adopté ...
Selon une légende, saint Don Bosco aurait fait, en 1883 un rêve prémonitoire dans lequel il aurait vu une ville futuriste au bord d'un lac, la future Brasília ! Aujourd'hui, une des principales églises de la ville porte son nom ...
En 1891, la première Constitution de la République brésilienne détermine qu'une nouvelle capitale devra être construite, et en 1894, une zone de 14.400 km² lui était réservée. Le 7 Septembre 1922, la première pierre de Brasília est même posée, dans un endroit qui est aujourd'hui Planaltina, l'une des villes satellites de Brasília.
Dans les années 50, le Brésil vit une période prospère, et en 1955, la Commission pour la nouvelle capitale fédérale choisit de nouveau un endroit pour Brasília. En 1956, Juscelino Kubitschek de Oliveira est élu président et crée la Société de l'urbanisation de la nouvelle capitale (NOVACAP). Kubitschek met un jeune architecte, Oscar Niemeyer, aux commandes du projet. En 1957, un concours public est gagné par l'urbaniste Lúcio Costa, pour ses idées innovante de la nouvelle capitale exposées dans son ouvrage maintenant connu sous le nom Plano Piloto (plan-pilote).
Le projet était donc d'attirer vers l'intérieur des terres la population et l'activité économique, jusqu'alors surtout concentrées dans les grandes villes côtières, l'objectif étant d'assurer une meilleure répartition des richesses, mais aussi d'apaiser l'affrontement entre les deux principales villes du pays, Rio de Janeiro et São Paulo. "Brasília n'est pas une improvisation, mais le résultat d'une maturation. Ce n'était pas qu'un changement de Capitale, mais l'annonce d'une réforme. Nous ne voulions pas seulement construire une ville, mais nous nous battions pour l'émancipation d'une région. Le Brésil dans toute son territoire, recevra, lui aussi, les avantages de l'internalisation de la capitale. Tel est l'objet du combat qui sous-tend l'impératif constitutionnel qui a déterminé le changement." écrivait Eduardo Silva en 1983.
Objectif atteint : Brasília a rapproché et réuni les diverses régions du pays. Ainsi, on rencontre à Brasília des gens qui viennent "do Oïapoque ao Chuí" (selon le dicton national qui sonne sur un air de "de Dunkerque à Tamanrasset" pour exprimer le Brésil dans toute son immensité) ... Et la capitale est devenue une énorme agora, un carrefour des plus importants de la culture brésilienne. Enfin, la réussite de Brasília a impliqué en une occupation beaucoup plus effective des régions qui se trouvent à l'arrière pays. Les nouvelles routes construites après le déplacement de la capitale depuis Rio aux hauts plateaux du centre du pays permettent aux voyageurs d'atteindre des localités lointaines, différentes, mais qui font partie de ce grand kaléidoscope brésilien. Et si Sao Paulo reste le centre des affaires et Rio de Janeiro la ville la plus agréable du pays et la plus prestigieuse, Brasília est indéniablement devenu le centre nerveux de toutes les décisions administratives et politiques.
***
Toute visite de Brasília commence par la Torre de Televisão, d'où l'on a une très belle vue de la ville. Surtout à la fin de la journée, au coucher du soleil. C'est bien par là que j'ai commencé ma visite de cette ville en juillet 1971, lors d'un séjour de 2 mois chez mes beaux-parents, alors en poste à Rio de Janeiro ... En effet, la torre da Televisão, haute de plus de 200 mètres, permet, depuis un belvédère à mi-hauteur, de se faire une idée de l'urbanisme de la ville.
En 1971, Brasília, bien que construite depuis onze ans déjà, ressemblait encore à un vaste chantier. Les ministères s'y étaient bien sûr installés, mais nombre d'administrations rechignaient encore à quitter Rio de Janeiro et ses plages de Copacabana et d'Ipanema pour regagner cette ville située au milieu du Mato Grosso, à 1 000m d'altitude, longtemps infectée de moustiques. L'ambassade de France était encore à Rio ... même si le gouvernement brésilien venait d'exiger que toutes les ambassades déménagent, ce qu'elles faisaient à reculons !
Ainsi à l'origine, le projet de l'Ambassade de France à Brasília avait été confié à Le Corbusier, compte tenu de ses étroites relations avec Lúcio Costa et Oscar Niemeyer. Lorsque j'ai séjourné au Brésil, Le Corbusier était mort depuis 6 ans et la décision définitive de construire la nouvelle ambassade venait juste d'être prise l'année précédente. Compte tenu de l'apparition de besoins supplémentaires en surface bâtie, un nouveau projet était en cours d'élaboration par de Guillermo Jullian de la Fuente, architecte d'origine chilienne, ancien collaborateur de l'atelier de Le Corbusier. L'Ambassade et la Résidence, construites entre janvier 1972 et décembre 1974, n'ont donc été inaugurées qu'en 29 janvier 1976, 16 ans après que Brasília soit devenue la capitale !
D'ailleurs, lors de l'inauguration, le 21 avril 1960, les futurs habitants pour qui la ville avait été conçue, les fonctionnaires de Rio de Janeiro, faisaient la moue et tentaient de refuser leur mutation dans le cerrado, alors que les bâtisseurs, les candangos, les habitants de fait, déjà plus de 70 000, étaient parqués à sa périphérie. Pour beaucoup, l'inauguration du Plan Pilote proclamait l'illégalité de leur situation urbaine : ils devaient quitter les cités de chantiers ou les lots mis à leur disposition par contrat jusqu'à ce jour fatal ...
***
Nous étions arrivés de Rio par avion au petit matin. Après 1 000 km au dessus de la forêt vierge, nous avions survolé les petits villages construits pour loger les milliers de Brésiliens venus de tous les coins du pays, mais surtout du Nordeste pour construire Brasília, ces "candangos".censés rentrer à la maison quand Brasília serait terminé, mais qui, pour la plupart, ont vu à Brasília l'occasion d'une vie meilleure et y sont restés.
Depuis la torre da Televisão, nous découvrons le "Plano Piloto" imaginé par l'urbaniste Lucio Costa en forme de croix avec ses deux bras incurvés de sorte que l'ensemble ressemblait plutôt à un oiseau aux ailes déployées, ou à un avion se dirigeant vers le sud-est. "La ville est née d'un geste basique, celui que l'on fait pour indiquer un endroit ou en prendre possession : celui de la croix, avec deux axes qui se croisent en angle droit" expliquait son concepteur.
La ville s'organise autour de deux axes perpendiculaires : l'Eixo monumental et l'"Eixo Rodoviário" ou Eixāo. Au croisement des deux axes se trouve la rodoviária, station centrale de réseau autobus et terminal du métro. En 1971, lors de mon séjour au Brésil, j'avais d'ailleurs utilisé l'autobus pour visiter la ville ...
L'Eixo monumental (Voie Monumentale), orienté est-ouest, axe routier principal de la ville, suit évidemment le corps de l'animal. Elle formée de 2 fois 6 voies routières, séparées par un terre-plein engazonné.
Les bâtiments les plus impressionnants, la plupart dessinés par Oscar Niemeyer, se situent au niveau de la tête de l'"oiseau- Brasília". La Praça dos Três Poderes (la place des Trois Pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire) en forme, très logiquement, le sommet, avec les bâtiments du Congrès National (O Congresso Nacional) : coupole évasée concave, symbole d'ouverture, pour la Chambre des députés; coupole plus petite et renversée, symbole de réflexion, pour le Sénat; et deux gratte-ciel jumeaux administratif en guise de pivot, reliées entre eux et formant un H, symbole de l'Humanité. On m'a dit que l'axe est alignée de telle sorte que le soleil se lève précisément entre les deux tours du Congrès le 21 avril, journée marquant la mort de Joaquim Jose da Silva Xavier Tiradentes ("arracheur de dents" en français), martyr de l'indépendance du Brésil en 1792.
Pour compléter les "Trois Pouvoirs", deux bâtiments à l'architecture identique, avec leurs arcades en marbre qui leur donnent l'impression d'être à peine posées sur le sol : le palais du gouvernement (o Palácio do Planalto), avec sa rampe d'accès monumentale et le Tribunal de Justice Suprême Fédéral (O Tribunal Supremo Federal).
Je me souviens très bien de la célèbre sculpture "os Candangos" de Bruno Giorgi qui se dresse aussi sur cette place : deux figures abstraites en bronze symboles de l'esprit pionnier des travailleurs qui ont construit la ville. Élancés, avec des arêtes saillantes, deux personnages asexués, dont un seul repose sur le sol, portent chacun un bâton et se terminent par des têtes minuscules, ou plutôt par un énorme œil unique. L'ensemble semble en équilibre instable, avec une base trop étroite pour la hauteur. La position des pieds n'est pas naturelle, à 90 degrés du corps, et ils ressemblent plutôt à des pattes de coq ou d'oiseaux de proies. Appelés à l'origine "Os guerreiros" (les guerriers), ils semblent protéger le palais du Gouvernement mais aussi la démocratie, en référence à la célèbre sculpture grecque des "tyranicides" Harmodius et Aristogiton défendant les institutions démocratiques ! Vinicius de Moraes e Tom Jobim chantent ces travailleurs dans "Sinfonia da Alvorada" composée en décembre 1960 : "os trabalhadores, os homens simples e quietos, com pés de raiz, rostos de couro e mãos de pedra, e que, no calcanho, em carro de boi, em lombo de burro, em paus-de-arara...". Os Candangos était le terme peu flatteur employé autrefois par les Africains pour désigner les Portugais. Aujourd'hui, ce mot a perdu cette connotation péjorative et désigne les habitants de Brasília qui ont travaillé à sa construction. Les travailleurs des classes moyenne et supérieure (ingénieurs, médecins, etc.) furent, eux, désignés comme Pioneiros. Les Brésiliens de la nouvelle génération nés à Brasília, par dérision, s'appellent entre eux Calangos, terme qui désigne une espèce de lézard de la région.
Je n'ai en revanche aucun souvenir de la sculpture en granit devant le tribunal, sculptée par Alfredo Ceschiatti et représentant la Justice (A Justiça). Selon la tradition elle est représentée les yeux bandés, afin de démontrer son impartialité, et tient l'épée, symbole de la force qu'il faut pour faire respecter la loi.
Et tout au sommet du crâne de l'"oiseau- Brasília", le Palais de l'Alvorada (O Palácio da Alvorada). Ce palais de l'Aube est la résidence du Président de la République du Brésil. Il fut le premier édifice inauguré, en juin 1958. Il se trouve au bord du Lac Paranoá et à deux kilomètres de la Place des Trois Pouvoirs. Placé au milieu d'un immense jardin, il est connu pour ses façades en marbre et ses colonnes blanches qui s'ouvrent en demi cercles dont André Malraux assura qu'elles constituaient «l'événement architectonique le plus important depuis les colonnes grecques». Rappelant la forme de la Croix du Sud, elles sont devenues le symbole de la capitale, reprises dans les armes de Brasília. Ici on a l'impression d'une villa de vacances, toute ouverte, avec ses immenses baies vitrées, entourée d'eau grâce à la grande piscine, et la statue d'Alfredo Ceschiatti, As banhistas.
Derrière le "sommet du crâne" de l'oiseau- Brasília, en revenant vers la ville et ses habitations, le cerveau, c'est-à-dire l'esplanade des Ministères, cœur de la vie politique du Brésil. C'est une immense artère, longue de 2 kilomètres et large de 250 mètres, l'avenue la plus large du monde pour les Brésiliens ! De part et d'autre de l'artère se trouvent les ministères fédéraux, alignés dans un ordre impeccable, avec en particulier le célèbre Palácio do Itamaraty (Ministério das Relações Exteriores ou Ministère des affaires étrangères). Son nom (fleur de pierre) est d'origine indienne, il est aussi celui du premier ministre des Affaires Etrangères de la république du Brésil : Francisco da Rocha, Comte d'Itamaraty. Il venait d'être inauguré lorsque j'ai visité Brasília, et il m'avait particulièrement plu, avec son pont enjambant un grand bassin parsemé d'îles de plantes tropicales, œuvre du paysagiste Robert Burle Marx, et avec la sculpture en marbre de Carrare le "Météor", de Bruno Giorgi, représentant les cinq continents, qui semblait posée sur la surface de l'eau ... cet élégant palais détonnait à côté des bâtiments massifs des autres ministères ! Je regrette de ne pas avoir pu, comme les "grands de ce monde", pénétrer à l'intérieur pour admirer l'immense hall, sans colonne de soutien, qui s'ouvre sur un jardin, ni l'escalier sans pilier, qui tel un ruban de béton, monte à l'étage. Il parait que maintenant l'Itamaraty se visite, comme d'ailleurs la plupart des "monuments" de Brasília ...
Face à l'Esplanade des Ministères, La Catedral Metropolitana Nossa Senhora Aparecida do Brasília, conçue par l'architecte Oscar Niemeyer, présente une forme très atypique, constituée de seize paraboloïdes en béton de 40 mètres de haut et de 90 tonnes chacune, séparées de vitraux. Cette structure, d'un diamètre de 70 m, représente pour les uns des mains se rejoignant en direction du ciel, pour les autres une couronne d'épine ... j'opte pour la 1ère interprétation moins religieuse, donc plus universelle !
Construite en sous-sol, le haut de sa nef se trouve au niveau du sol. Son éclairage est naturel, grâce à des vitraux où dominent le blanc, le beige, le vert et le bleu. Ils ont été réalisés par Marianne Perretti. Toujours à l'intérieur, sculptés par Alfredo Ceschiatti, trois anges en aluminium, suspendus à des filins, volent "dans le ciel" de la Cathédrale. Des panneaux peints par l'artiste brésilien Di Cavalcanti représentent la Passion du Christ. L'autel est la réplique de celui du sanctuaire marial d'Aparecida do Norte à Sao paulo. Dans la crypte se trouve une reproduction du Saint Suaire de Turin. A l'extérieur, quatre statues géantes, également du sculpteur Alfredo Ceschiatti représentant les Évangélistes, Matthieu, Marc et Luc sur la gauche et Jean sur la droite, accueillent les visiteurs et les conduisent vers l'entrée. Les 4 cloches du clocher ont été offertes par le gouvernement espagnol et viennent des ateliers Pereira de Saragose. La Cathédrale peut accueillir 2 000 personnes.
La queue de l'oiseau présente actuellement le mémorial du président Juscelino Kubitschek, mais en 1971, celui-ci n'était pas encore construit, il ne le sera que 10 ans plus tard. Situé à l'Ouest de la ville ce monument est un hommage à l'ex-président Juscelino Kubitschek, "le père" de Brasília". Le Mémorial, qui abrite l'urne funéraire du Président, est constitué d'un piédestal de 28 m du haut duquel Juscelino Kubitschek semble saluer sa ville. La chambre mortuaire où repose l'ancien président est un salon circulaire de 10 mètres de diamètre sous un plafond de vitraux réalisés par Marianne Peretti.
Enfin, les ailes regroupent deux grands quartiers, l'un au nord et l'autre au sud, divisés en "superquadras", gros pâtés de maisons destinés à accueillir autant de "villages" dans la ville, quartiers résidentiels voulus semi-indépendants avec leurs propres magasins, écoles, etc ... L'Eixāo, courbe, d'axe nord-sud, dessert ces quartiers. Il est exclusivement réservé à la circulation des véhicules, des passages souterrains sont aménagés pour la traversée des piétons. Et les enfants qui habitent à l'intérieur des "quadras", les grands patios formés par les immeubles de logement, peuvent y jouer sans surveillance particulière.
Mais ces quartiers abritent essentiellement une population de fonctionnaires, les classes populaires s'entassent dans les 16 Cidades-Satélites (villes satellites maintenant reliées à Brasília par un métro) qui se sont construites en dehors du Plan-pilote, parmi lesquelles Taguatinga, Guará, Gama, Núcleo Bandeirante, Ceilândia, Aguas claras, Samambaia, Sobradinho ou encore Planatina, seule ville du District Fédéral antérieure à la construction de Brasília ... Ces villes concentrent, de nos jours, la majorité de la population des "brasilienses", ceux qui ont édifié Brasília, ainsi que les flots de migrants fuyant la misère des campagnes. Les bidonvilles ont grossi autour de l'"oiseau" et le fossé se creuse entre les différentes parties de la ville, au point d'attrister son créateur : "Les profondes disparités sociales de la nouvelle capitale m'attristent énormément", confie Oscar Niemeyer, fidèle à ses idéaux communistes.
Car planifiée pour compter 600.000 habitants en l'an 2000, le district de Brasília en a aujourd'hui cinq fois plus. Le "Plan pilote", resté par ailleurs inachevé, n'avait pas prévu leur présence ni planifié leur installation. Autour du centre classé, la spéculation immobilière fait rage, interdisant l'accès aux familles modestes. Et la ville reflète les contradictions de la société brésilienne, les très riches encerclés par les très pauvres.
Brasília est une des villes les plus inégales au monde, juste derrière trois villes d'Afrique du Sud, selon l'ONU. "Une carte postale cernée par la misère", selon le journal O Estado ... Le principal quartier résidentiel de la ville a un indice de développement humain du niveau de l'Allemagne tandis que les communes satellites ont des indices inférieurs ceux de la Guinée équatoriale.
Les détracteurs de Brasília critiquent aussi le "tout-voiture" - une obligation dans cette ville sans trottoirs où personne ne marche - et ses embouteillages. Ils s'élèvent également contre le cloisonnement des activités (le quartier des bureaux, des hôtels, des loisirs, des commerces...), ses immenses espaces vides et ses mornes fins de semaine que fuient tous ceux qui le peuvent. Ils critiquent enfin la dette abyssale de cette construction, que les brésiliens n'ont pas fini de rembourser ...
Mais pour les touristes, traverser Brasília en voiture, c'est parcourir un immense parc. L'architecture se dissout dans la végétation. Ainsi au bord du lac Paranoá, à l'écart du centre-ville, de nombreuses maisons de standing ont été construites sur une péninsule à l'extrémité nord; un quartier semblable existe au bord du lac sud. À l'origine, les urbanistes envisagé de vastes zones publiques le long des rives de ce lac artificiel , Mais les clubs privés, des hôtels, des restaurants et des résidences haut de gamme se sont installés pied dans l'eau. Brasília se distingue également par son écosystème unique dans lequel on recense 3 000 espèces végétales et 1 500 espèces animales connues ...
Aujourd'hui, qu'en est-il de tous ces beaux bâtiments ? Hâtivement construits et malmenés par le climat, les édifices les plus prestigieux, telle la cathédrale, souffrent de détériorations et présentent de profondes fissures. certains se trouvent en cours de restauration. Et des immeubles des années 60 ou 70, déjà en ruine, sur des trottoirs défoncés ! Pour traverser l'Eixo Monumental, la fameuse 6 voies, pas de passages souterrains, au milieu un terre-plein nu, pelé, à perte de vue, avec des bassins vides, car c'étaient le rendez-vous des moustiques propageant la dengue ... Et, en désaccord avec le "plan pilote" de Costa, certains immeubles ont été surélevés, des espaces libres ont été dénaturés par de nouvelles constructions et le réseau routier a été altéré. Il est vrai qu'avec la dictature militaire à partir de 1964, des milliers d'intellectuels brésiliens s'étaient exilés, dont Neimeyer, et le "Plano piloto" n'avait plus de pilote ! Depuis une vingtaine d'années pourtant, un travail de fond a été entrepris pour cesser les dérives et protéger les zones qui peuvent encore l'être en accord avec les principes urbains initiaux, revisités cependant par Lucio Costa lui-même pour tenir compte de l'expétience acquise. D'où cette remarque lue dans l'Estado de São Paulo, grand quotidien de référence: "Brasília est née d'un chantier et c'est comme chantier qu'elle commémorera ses cinquante ans" ...
***
Oscar Niemeyer est né le 15 décembre 1907 à Rio de Janeiro. Attiré par l'architecture moderne de Le Corbusier véhiculée au Brésil, entre autres, par l'architecte Lucio Costa, Oscar Niemeyer devient stagiaire dans l'agence de celui qui 25 plus tard dessinera Brasília. En 1956, le président Joscelino Kubitschek fait appel à Niemeyer pour concevoir les principaux équipements publics de la future capitale. La notoriété de l'architecte devient alors mondiale.
Exilé pendant la dictature en 1967, il reviendra au pays avec la démocratie pour s'installer dans sa ville natale. Dans son atelier de Copacabana, Oscar Niemeyer, ne cessera plus de dessiner et d'imaginer de nouveaux projets.
En exclusivité pour les Urbanités, Oscar Niemeyer a accepté à 102 ans de répondre à une interview, à la condition qu'elle soit écrite plutôt qu'enregistrée. Une occasion exceptionnelle d'effectuer un retour en arrière de 50 ans, lorsque Brasília devient la capitale du Brésil... (source : http://www.urbanews.fr/oscar-niemeyer-Brasília-represente...)
L'interview d'Oscar Niemeyer est sur http://urbanites.rsr.ch/blog/interview-exclusive-doscar-n...
Quelques autres liens :
Plan et description de Brasília sur http://www2.ac-lyon.fr/services/bresil05/pages/architectu...
Visite de Brasília sur http://www.photofiltregraphic.com/20albums/bresil_Brasíli...
18:56 Publié dans art, coup de coeur, Histoire, Voyage | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : brésil | Facebook |
mardi, 20 avril 2010
Satory a aussi son "mur des fédérés" ...
Il y a 10 jours, direction Satory ... avec comme but de la ballade la plaque commémorant l'exécution de communards. Une petite plaque, difficile à trouver tant elle est discrète ! Un groupe de militaires, qui habitent pourtant là depuis 20 ans nous disent-ils, n'en a jamais entendu parler ... Heureusement nous savons que ce "mur des fédérés" est proche de l'étang de la Martinière. Nous le trouverons au bout de l'avenue Guichard, juste à côté de la réserve d'eau ...
Tout le monde connaît la "semaine sanglante" de mai 1871, et les exécutions sommaires opérées à travers Paris par les soldats versaillais, les communards fusillés sur-le-champ, au pied des barricades, et la vingtaine de "cours prévôtales" qui jugent hâtivement les hommes et les femmes pris les armes à la main et les font fusiller sur place. ... Thiers télégraphiera le 29 mai aux préfets à propos des Parisiens insurgés : "Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon" !
On connaît moins la " terreur tricolore " qui suit : En quelques jours, fin mai/début juin, les troupes de Mac-Mahon raflent plus de 40 000 prisonniers qui sont parqués en divers lieux improvisés à Versailles, dans les casernes, les dépôts et les maisons d'arrêt, à l'Orangerie ou aux Écuries du château. Parmi eux, Louise Michel, arrêtée le 24 mai, et qui restera au camp de Satory jusqu'en septembre, où elle est alors transférée à la prison d'Arras.
Durant le voyage il y a des exécutions, malgré les ordres de Mac-Mahon : "Quand les hommes rendent leurs armes, on ne doit pas les fusiller... cela était admis. Malheureusement, sur certains points on a oublié les instructions que j'avais données". Le 31 mai, un journaliste raconte que, devant lui, le général De Galliffet fait abattre 83 hommes et 12 femmes. Galliffet déclare "Dimanche matin, sur plus de 2 000 fédérés, 111 d'entres eux ont été fusillés et ce, dans des conditions qui démontrent que la victoire était entrée dans toute la maturité de la situation". Sa férocité envers les insurgés lui vaudra le surnom de "Marquis aux talons rouges"
De très nombreux témoignages racontent que durant le trajet les prisonniers sont injuriés et battus par des habitants de Versailles, sans que les soldats escorteurs n'interviennent. Le bilan officiel, rapporté par le général Appert devant l'Assemblée nationale en 1875, fait état de 43 522 arrestations, parmi lesquels 819 femmes et 538 enfants. On en relâche près de 7 700 qui avaient été arrêtés par erreur !
Au camp de Satory, le calvaire continue: aucune hygiène, peu de soins pour les blessés, les épidémies se développent. On abat même 300 prisonniers pour tentative de fuite dans la nuit du 27 au 28 mai.
C'est le spectacle de ces hommes et de ces femmes entassés les uns avec les autres, et qui vécurent plusieurs mois sans abri ni soin, que dessine Gustave Courbet sur l'une des pages du carnet de croquis au fusain où il a consigné quelques scènes de la Commune et de sa répression.
Un grand nombre meurent de maladie, de blessures ou sont abattus et inhumés sur place, entre l'étang de la Martinière et le "Mur des Fédérés" où subsiste une fosse commune à l'emplacement de laquelle une plaque commémorative a été apposée.
De sa prison Louise Michel écrit le 8 septembre 1871 :
À mes frères
Passez, passez, heures, journées !
Que l'herbe pousse sur les morts !
Tombez, choses à peine nées ;
Vaisseaux, éloignez-vous des ports ;
Passez, passez, ô nuits profondes.
Emiettez-vous, ô vieux monts ;
Des cachots, des tombes, des ondes.
Proscrits ou morts nous reviendrons.
Nous reviendrons, foule sans nombre ;
Nous reviendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l'ombre.
Nous viendrons, nous serrant les mains,
Les uns dans les pâles suaires,
Les autres encore sanglants,
Pâles, sous les rouges bannières,
Les trous des balles dans leur flanc.
Tout est fini ! Les forts, les braves,
Tous sont tombés, ô mes amis,
Et déjà rampent les esclaves,
Les traîtres et les avilis.
Hier, je vous voyais, mes frères,
Fils du peuple victorieux,
Fiers et vaillants comme nos pères,
Aller, la Marseillaise aux yeux.
Frères, dans la lutte géante,
J'aimais votre courage ardent,
La mitraille rouge et tonnante,
Les bannières flottant au vent.
Sur les flots, par la grande houle,
Il est beau de tenter le sort ;
Le but, c'est de sauver la foule,
La récompense, c'est la mort.
Vieillards sinistres et débiles,
Puisqu'il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles,
Buvez tous au rouge océan ;
Et nous, dans nos rouges bannières,
Enveloppons-nous pour mourir ;
Ensemble, dans ces beaux suaires,
On serait bien là pour dormir.
Et le 4 octobre 1871, toujours de cette même prison :
Les Œillets rouges
Si j'allais au noir cimetière,
Frère, jetez sur votre soeur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleurs.
Dans les derniers temps de l'Empire,
Lorsque le peuple s'éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.
Aujourd'hui, va fleurir dans l'ombre
Des noires et tristes prisons.
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l'aimons.
Dis-lui que par le temps rapide
Tout appartient à l'avenir
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut mourir.
A Versailles siège un conseil de guerre.
Parmi les prévenus, Théophile Ferré, collaborateur à La Patrie en danger, journal d'Auguste Blanqui, orateur au club des "Défenseurs de la République", et membre du 152e bataillon de la Garde nationale (Montmartre), il est délégué au Comité central républicain des Vingt arrondissements. Il dirige la défense des canons de la Garde nationale qui sert de prétexte au soulèvement du 18 mars 1871 et propose de marcher immédiatement sur Versailles où se trouvent l'Assemblée nationale et le gouvernement Thiers. Le 26 mars, il est élu au Conseil de la Commune par le XVIIIe arrondissement. Il siège à la commission de Sûreté générale, dont il démissionne le 24 avril, mais est immédiatement réélu. Le 1er mai, il est nommé substitut du procureur de la Commune et le 13 mai délégué à la Sûreté générale. Il vote pour la création du Comité de Salut public. Le 24 mai, il donne son consentement pour l'exécution des otages, parmi lesquels se trouve l'archevêque de Paris Georges Darboy. Lors de son procès pour avoir participé à la Commune, les juges du 3e Conseil de guerre veulent lui faire également endosser la responsabilité de l'ordre d'incendie du ministère des Finances, ce qui se révèle inexact. Au cours de ce procès, Ferré refuse de se défendre. Cependant, accablé de calomnies, il rédige une lettre dans laquelle il se défend, mais que le tribunal ne lui permettra pas de lire. Il est condamné à mort le 2 septembre 1871 et exécuté au camp de Satory à Versailles le 28 novembre.
Il est le seul membre de la Commune de Paris condamné à mort et effectivement exécuté. C'est aussi le compagnon de Louise Michel, et le film Louise Michel la rebelle nous la montre écrivant au président de la République pour l'insulter tous les 28 du mois en mémoire de son compagnon.
En même temps que Théophile Ferré, est exécuté Louis Rossel. Officier, il est le seul militaire d'importance à avoir participé à l'insurrection. Jugeant que la guerre contre Bismark avait été perdue à cause de l'incompétence de Bazaine et d'autres dirigeants, il a essayé en vain de convaincre Léon Gambetta de continuer le combat. Le 18 mars 1871, quand Paris se soulève, et qu'Adolphe Thiers déplace son nouveau gouvernement à Versailles avec l'armée régulière, il décide alors de rejoindre la Commune de Paris. Il devient chef de la 17e Légion de la Commune, puis Chef d'État-major, et enfin Président de la Cour Martiale mais il démissionne, ulcéré par son manque de moyens et d'écoute. Le Comité de la Commune, allant dans son sens, le nomme Ministre délégué à la Guerre. Pour ne négliger aucune énergie, Rossel fait alors appel aux femmes qui le remercient de son attitude. Mais Rossel se trouve bientôt en butte à l'hostilité de certains membres du Comité du Salut Public et notamment de l'anarchiste Félix Pyat, qui l'accuse d'aspirer à la dictature, alors qu'au contraire Rossel s'y refuse, bien que certains l'y poussent. Alors il démissionne avec éclat mais ne fuit pas la Commune. "Mon prédécesseur, écrit-il, a eu le tort de se débattre au milieu de cette situation absurde. Eclairé par son exemple, sachant que la force d'un révolutionnaire ne consiste que dans la netteté de la situation, j'ai deux lignes à choisir : briser l'obstacle qui entrave mon action ou me retirer. Je ne briserai pas l'obstacle car l'obstacle c'est vous et votre faiblesse ; je ne veux pas attenter à la souveraineté publique. Je me retire et j'ai l'honneur de vous demander une cellule à Mazan." Le jour même, Rossel est arrêté par ordre du Comité de Salut Public et gardé à la questure sous la garde très "souple" et très amicale de Varlin puis Gérardin. La quasi-totalité de la presse prend sa défense. Il faut dire que Rossel défendait fortement la presse libre et avait défendu leur liberté totale alors que la majorité de la Commune avait fait interdire certains journaux. Rossel reste à Paris. Il préfère être "du côté des vaincus, du côté du peuple". Un accident l'empêchant de marcher, il écrit pendant la "semaine sanglante" des notes lucides sur la Commune et sur la société.
Les Versaillais l'arrêtent, le jugent deux fois. Sa famille nîmoise, des étudiants parisiens, des notables de Nîmes, de Metz, de Montauban, des protestants, Victor Hugo, le colonel Pierre Denfert-Rochereau et de nombreux intellectuels le défendent, en vain. Adolphe Thiers propose à Louis Rossel de le gracier s'il s'exile à vie. Il refuse, voulant assumer ses responsabilités, ne voulant pas trahir son pays et ses convictions ni soulager la conscience de Thiers. "Mourir jeune, d'une mort rapide, d'une mort honorable, laisser un nom respecté et un courageux exemple ce n'est pas un sort à plaindre. Ma mort sera cent fois plus utile que ma vie ou qu'aurait été une longue carrière bien remplie. Je ne me plains pas." Il est, lui aussi, fusillé le 28 novembre 1871, à l'âge de vingt-sept ans, au camp de Satory. Le matin de l'exécution, il remet à son pasteur et ami, M. Passa, une lettre qui est son testament politique : "Je vous charge si jamais le parti que j'ai soutenu arrivait au pouvoir et s'il menaçait ses adversaires de sa vengeance, de faire usage de cette lettre pour leur dire qu'à ma dernière heure, je demande instamment à ceux qui ont l'honneur de défendre la liberté, qu'ils ne vengent pas leurs victimes. Ce serait indigne de la liberté et de nous qui sommes morts pour elle. Votre ami dévoué, Louis-Nathaniel Rossel" Son exécution était, pour Adolphe Thiers, motivée politiquement : "Il fallait faire un exemple."
Dans les années qui suivront la répression, naissent des chansons communardes qui seront sauvées par le colportage et la transmission orale
La Complainte de Rossel
Il n'avait pas trente ans, le cœur plein d'espérance
Plein de patriotisme et d'abnégation,
Quand les bourreaux français tranchèrent l'existence
De ce grand citoyen, de ce fier champion.
C'est pour la Commune égorgée
Qu'il est mort frappé par la loi.
Ô Rossel, mon enfant, ta mort sera vengée,
Ô martyr, dors en paix, dors en paix,
La France pense à toi.
On l'a fait fusiller comme un coupable infâme,
Comme s'il eût commis des crimes inouïs,
Ce fier vaillant soldat qui n'avait dans son âme
Que trop d'amour, hélas ! pour son pauvre pays
Il est mort glorieux pour le salut du monde,
Comme le Christ est mort par la main des bourreaux.
Mais son sang généreux vivifie et féconde
Le droit de liberté qu'il défendait si haut.
La République était son amante adorée,
Pour elle, il a donné sa jeunesse et son sang.
Les Français en émoi, la France déchirée
Pleurent avec nous ce fils, pleurent cet innocent.
Adieu, mon fils, adieu. Ton immense infortune
Laisse dans notre cœur un immortel regret.
Mais si le peuple un jour refaisait la Commune,
C'est au nom de Rossel qu'il se soulèverait.
(à écouter sur http://www.deezer.com/fr/music/rosalie-dubois/chants-de-r...)
L'histoire a aussi gardé le nom du sergent Pierre Bourgeois, surtout parce qu'il est présent dans un photomontage du général Appert, " Exécution de Rossel, Bourgeois, Ferré". Au début de mars 1871, le 45ème de ligne est transféré à Paris pour y assurer le maintien de l'ordre. Les soldats cantonnent dans le jardin du Luxembourg. Le 12 mars, le sergent Bourgeois, en état d'ébriété, terrasse un officier odieux. Emprisonné au Cherche-Midi, il est libéré par les Fédérés, le 21 mars et s'engage dans la garde nationale. Il prend part à quelques combats contre l'armée de Versailles. Pierre Bourgeois réussit à sortir de Paris mais il sera dénoncé et arrêté. Il est condamné à mort par le 2ème Conseil de guerre pour outrages et voies de fait envers un capitaine du génie, port d'armes contre la France en combattant dans les rangs des bataillons fédérés de la garde nationale contre l'armée française.
Au total, vingt-cinq condamnés à mort par le conseil de guerre sont fusillés au petit matin au polygone d'artillerie, situé maintenant au bord de l'autoroute A 86, devant cinq mille hommes de troupe et quelques curieux.
"Quoique le bruit de cette triple exécution ait été répandu, la population est presque restée indifférente au tragique événement qui allait se passer, et c'est à peine si quelques curieux ont cherché à assister à cette lugubre cérémonie.
C'est à 5 heures ce matin que les condamnés ont été prévenus que l'heure fatale arrivait pour eux et à 7 h heures le funèbre cortège sortait de la prison et a suivi, précédé d'un peloton de cuirassiers et escorté de la Gendarmerie à cheval, la rue St Pierre, l'avenue de Paris, l'Avenue de la Mairie, l'avenue de Sceau et l'avenue du Camp.
Les trois condamnés étaient dans une voiture des transports militaires dans laquelle avait pris place Mr PASSAT, pasteur protestant et Mr l'Abbé FOLLET, aumônier des prisons.
Arrivés à 7 heures 20 minutes sur le plateau Satory où se trouvaient réunis le Régiment du Génie et des Détachements des différents corps de l'armée de Versailles, R0SSEL est descendu le premier et s'est immédiatement dirigé, accompagné de Monsieur le Pasteur protestant, vers le lieu de l'exécution et s'est placé au piquet qui lui était destiné et en face duquel se trouvait le peloton d'exécution, BOURGEOIS est venu ensuite assisté de Mr l'Abbé FOLLET, puis FERRE seul entre deux gendarmes.
Ils étaient à peine placés qu'un roulement de tambour s'est fait entendre et, quelques secondes après, les feux des trois pelotons d'exécution annonçaient que justice était faite.
ROSSEL est tombé le premier, la mort a été instantanée; 7 balles dont deux avaient traversé le cœur, l'avaient atteint en pleine poitrine - B0URGEOIS et FERRE avaient été moins bien visés; trois balles seulement, dont les blessures n'étaient pas mortelles, les avaient frappés l'un et l'autre et ils ont dû recevoir le coup de grâce pour amener la mort. La contenance de ces trois malheureux a été digne; il n'ont pas eu un mutant de faiblesse.
ROSSEL surtout a été d'une convenance qui a fait l'admiration, si on peut se servir de cette expression des témoins les plus rapprochés au moment de l'exécution.
Tous les trois s'étaient d'abord refusés à avoir les yeux bandés, mais sur l'observation qui leur a été faite ROSSEL et BOURGEOIS ont accepté le bandeau. Seul FERRE auprès duquel on n'a pas pu revenir assez tôt, a été frappé sans avoir les yeux couvert. D'un bandeau." (http://lacomune.perso.neuf.fr/pages/Actua2004B23/pageactu... )
Ils sont ensuite enterrés dans le cimetière Saint-Louis, dans le carré des suppliciés surnommé poétiquement "l'enclos des rossignols" Ils ont droit à une fosse séparée surmontée d'une croix de bois portant leur nom. Ultérieurement, Ferré sera transféré à Levallois-Perret et Rossel au cimetière protestant de Nîmes. De vives manifestations en sa faveur éclatèrent lorsqu'il y fut enterré. En revanche, la dépouille du sergent Bougeois ne fut réclamée par personne, ses parents étant décédés.
Certains hommes politiques ont rendu hommage à Rossel, tels Charles de Gaulle dans Le Fil de l'épée et Jean-Pierre Chevènement, auteur de "Louis Rossel et la Commune de Paris", et 2 téléfilms retracent sa vie, l'un "Le Destin de Rossel" de Jean Prat avec Sami Frey en 1966 puis "Rossel et la commune de Paris", de Serge Moati d'après le livre de Jean-Pierre Chevènement, avec André Dussolier en 1977.
20:12 Publié dans chronique à gauche, coup de coeur, Histoire, Yvelines | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : versailles, satory, communard, mur des fédérés | Facebook |
vendredi, 16 avril 2010
DARKNESS
Poème écrit suite à l'éruption du volcan Tambora, en 1815, en Indonésie
En 1815 , le mont Tambora, sur l'île de Sumbawa, en Indonésie, projette dans l'atmosphère d'énormes quantités de fine poussière. Longtemps ignorée puis considérée aujourd’hui comme la plus grande explosion volcanique de tous les temps, cette éruption tua plus de cent mille personnes en quelques secondes et bouleversa, un an après, l’équilibre du monde. Le volcan qui avait une altitude de 4 300 m, perd en quelques heures 1 500 m de hauteur (il culmine actuellement à 2 850 m) et éjecte près de 150 km3 de débris . Près du volcan, l’épaisseur des dépôts atteint une trentaine de mètres, sur une superficie d’environ 500 000 km2, soit la superficie de la France Après l'explosion, la poussière accumulée dans les hautes couches atmosphériques se déplace progressivement vers des latitudes plus élevées, sous l'effet des vents de la mousson qui soufflaient alors d’est en ouest, portant son ombre plus au nord. L'année suivante, la Nouvelle-Angleterre, le Canada et l'Europe de l'Ouest connaissent un été exceptionnellement froid. En Nouvelle-Angleterre, il neige au mois de juin et il gèle à pierre fendre pendant tout le mois d'août. En Europe, dans de nombreuses régions, les mauvaises récoltes de 1816 causent une grave pénurie de nourriture, voire des conditions voisines de la famine.
Cet été de 1816, Mary Shelley et son époux Percy Bysshe rendent visite à Lord Byron dans sa villa du Lac de Genève. La météo hostile les oblige à rester cloîtrés. Pour passer le temps, ils s’amusent à écrire des histoires de fantômes. Une seule restera à la postérité, Frankenstein. Lord Byron, lui, écrit une poésie sur cette éruption, Darkness.
Durant ces périodes sont également signalés des couchers de soleil prolongés et brillamment colorés, oranges ou rouges sur l'horizon, pourpres ou roses au-dessus. Ce phénomène nous est resté par les œuvres du peintre anglais William Turner (1775-1851), qui fit des aquarelles remarquables de ces couchers et de levers de soleil en 1815 et 1816. Ces phénomènes, que l'on a pu analyser aujourd'hui, semblent avoir été provoqués par le nuage éruptif du Tambora.
I had a dream, which was not all a dream.
The bright sun was extinguish'd, and the stars
Did wander darkling in the eternal space,
Rayless, and pathless, and the icy earth
Swung blind and blackening in the moonless air ;
Morn came and went - and came, and brought no day,
And men forgot their passions in the dread
Of this their desolation ; and all hearts
Were chill'd into a selfish prayer for light :
And they did live by watchfires - and the thrones,
The palaces of crowned kings - the huts,
The habitations of all things which dwell,
Were burnt for beacons ; cities were consum'd,
And men were gather'd round their blazing homes
To look once more into each other's face ;
Happy were those who dwelt within the eye
Of the volcanos, and their mountain-torch :
A fearful hope was all the world contain'd ;
Forests were set on fire - but hour by hour
They fell and faded - and the crackling trunks
Extinguish'd with a crash - and all was black.
The brows of men by the despairing light
Wore an unearthly aspect, as by fits
The flashes fell upon them ; some lay down
And hid their eyes and wept ; and some did rest
Their chins upon their clenched hands, and smil'd ;
And others hurried to and fro, and fed
Their funeral piles with fuel, and look'd up
With mad disquietude on the dull sky,
The pall of a past world ; and then again
With curses cast them down upon the dust,
And gnash'd their teeth and howl'd : the wild birds shriek'd
And, terrified, did flutter on the ground,
And flap their useless wings ; the wildest brutes
Came tame and tremulous ; and vipers crawl'd
And twin'd themselves among the multitude,
Hissing, but stingless - they were slain for food.
And War, which for a moment was no more,
Did glut himself again : a meal was bought
With blood, and each sate sullenly apart
Gorging himself in gloom : no love was left ;
All earth was but one thought - and that was death
Immediate and inglorious ; and the pang
Of famine fed upon all entrails - men
Died, and their bones were tombless as their flesh ;
The meagre by the meagre were devour'd,
Even dogs assail'd their masters, all save one,
And he was faithful to a corse, and kept
The birds and beasts and famish'd men at bay,
Till hunger clung them, or the dropping dead
Lur'd their lank jaws ; himself sought out no food,
But with a piteous and perpetual moan,
And a quick desolate cry, licking the hand
Which answer'd not with a caress - he died.
The crowd was famish'd by degrees ; but two
Of an enormous city did survive,
And they were enemies : they met beside
The dying embers of an altar-place
Where had been heap'd a mass of holy things
For an unholy usage ; they rak'd up,
And shivering scrap'd with their cold skeleton hands
The feeble ashes, and their feeble breath
Blew for a little life, and made a flame
Which was a mockery ; then they lifted up
Their eyes as it grew lighter, and beheld
Each other's aspects - saw, and shriek'd, and died -
Even of their mutual hideousness they died,
Unknowing who he was upon whose brow
Famine had written Fiend. The world was void,
The populous and the powerful was a lump,
Seasonless, herbless, treeless, manless, lifeless -
A lump of death - a chaos of hard clay.
The rivers, lakes and ocean all stood still,
And nothing stirr'd within their silent depths ;
Ships sailorless lay rotting on the sea,
And their masts fell down piecemeal : as they dropp'd
They slept on the abyss without a surge -
The waves were dead ; the tides were in their grave,
The moon, their mistress, had expir'd before ;
The winds were wither'd in the stagnant air,
And the clouds perish'd ; Darkness had no need
Of aid from them - She was the Universe.
LORD GEORGE BYRON
Diodati, July, 1816
Les ténèbres
Je fis un rêve qui n'était pas tout à fait un rêve. Le soleil s'était éteint, et les astres privés de lumière erraient au hasard à travers l'immensité de l'espace. La terre glacée et comme aveugle se balançait dans une atmosphère ténébreuse que n'éclairait plus la clarté de la lune. Le matin arriva, s'écoula, revint encore, mais il n'amenait plus le jour.
Dans cette désolation affreuse, les hommes oublièrent leurs passions. Tous les coeurs glacés d'effroi ne soupiraient qu'après la lumière. On allumait de grands feux, et l'on y passait tous ses intants. Les trônes, les palais des rois, les chaumières, les huttes du pauvre, tout fut brûlé pour servir de signaux. Les cités furent consumées, et les habitants, rassemblés autour de leurs demeures enflammées, cherchaient à se regarder encore une fois. Heureux ceux qui vivaient auprès des volcans et des montagnes brûlantes.
Une espérance mêlée de terreur; tel était le sentiment universel. On mit le feu aux forêts; mais d'heure en heure elles se réduisaient en cendres. Les troncs d'arbres tombaient avec un dernier craquement, s'éteignaient et tout rentrait dans une obscurité profonde. Le front des humains éclairé par ces flammes mourantes avait un aspect étrange. Les uns étaient prosternés, cachaient leurs yeux et répandaient des pleurs; les autres reposaient leurs têtes sur les mains jointes, et s'efforçaient de sourire; ceux-ci couraient çà et là, cherchant de quoi entretenir leurs bûchers funèbres. Ils regardaient avec une sombre inquiétude le firmament obscurci qui semblait un drap mortuaire jeté sur le cadavre du monde; puis ils se roulaient dans la poussière, grinçaient des dents, blasphémaient et poussaient des hurlements.
Les oiseaux de proie faisaient entendre des cris lugubres, et voltigeaient sur la terre en agitant leurs ailes inutiles. Les bêtes les plus féroces devenaient timides et tremblantes. Les vipères rampaient et s'entrelaçaient au milieu de la foule; elles sifflaient, mais leur venin était sans force; on les tua pour s'en nourrir.
La guerre qui avait un moment cessé, renaquit avec toutes ses horreurs. On acheta sa nourriture avec du sang, et chacun, assis à l'écart, se repaissait de sa proie. L'amour n'existait plus; il n'y avait plus qu'une pensée sur la terre, celle de la mort... et d'une mort prochaine et sans gloire. La faim, de sa dent cruelle, déchirait les entrailles. Les hommes mouraient, et leurs corps gisaient privés de sépulture. Des cadavres ambulants dévoraient les cadavres qui avaient vécu. Les chiens eux-mêmes assaillirent leurs maîtres, un seul excepté qui demeura fidèle au corps du sien et le défendit contre les oiseaux, les animaux et les hommes, jusqu'à ce que la faim les eût fait périr. Il ne chercha pas sa nourriture, mais léchant la main qui ne pouvait plus lui rendre ses caresses, il poussait des cris lamentables et continuels, et il mourut enfin.
La famine fit périr peu à peu tout le genre humain. Deux habitants d'une grande cité survécurent seuls : c'étaient deux ennemis. Ils se rencontrèrent auprès d'un autel sur lequel finissaient de brûler quelques tisons qui avaient consumé une foule d'objets sacrés destinés à un usage profane. Ils agitèrent en frissonnant les cendres chaudes avec leurs mains froides et décharnées; de leur faible souffle, ils essayèrent de ranimer les charbons presque éteints, et produisirent une légère flamme. Cette lueur passagère attira leurs regards, et en levant les yeux, ils aperçurent leurs visages : à cette vue, ils poussèrent un cri et moururent de l'effroi de leur laideur mutuelle, ne sachant lequel des deux la famine avait réduit à l'état d'un spectre.
Le monde n'était plus qu'un grand vide; la réunion des contrées populeuses et florissantes ne fut plus qu'une masse, sans saisons, sans verdure, sans arbres, sans hommes, sans vie, empire de la mort, chaos de la matière. Les rivières, les lacs, l'océan demeurèrent immobiles; rien ne troubla le silence de leurs profondeurs. Les navires sans matelots pourrirent sur la mer; leurs mâts tombèrent en pièces, mais sans faire rejaillir l'onde par leur chute. Les vagues étaient mortes; elles étaient comme ensevelies dans un tombeau; la lune qui les agitait autrefois avait cessé d'être. Les vents s'étaient flétris dans l'air stagnant, les nuages s'étaient évanouis; les ténèbres n'avaient plus besoin de leur secours, elles étaient tout l'univers.
17:57 Publié dans Histoire, litterature, poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |