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vendredi, 30 avril 2010

Paroles d'un croyant

 

 

Octave_TASSAERT_L'abandonnée.jpg

Tableau d'Octave Tassaert "L'abandonnée" 1852 (Musée Fabre, Montpellier)

 

 

Le 30 avril 1834 paraît à Paris Paroles d'un croyant. Dans cet ouvrage, Félicité de Lamennais constate et déplore le "désenchantement" du monde, et lance un appel pressant à la liberté de l'Église, à partir duquel, il commence à développer les tendances socialistes et démocratiques du message évangélique. Ce petit ouvrage, qui en appelle à l'insurrection contre l'injustice au nom de l'Évangile, est immédiatement condamné par le Saint-Siège. Voici ce qu'en écrit Alexandre Dumas dans Mes Mémoires (Chapitre CXCI)

 

"Pour les rédacteurs de l'Avenir, la position n'était plus tenable. Si, d'un côté, la démocratie religieuse, abreuvée de tristesse et de fiel, recueillait avec amour les paroles des envoyés, de l'autre, l'opposition des chefs de l'Eglise catholique devenait formidable, l'accusation d'hérésie courait de bouche en bouche. L'abbé de Lamennais regarda autour de lui, et ne vit, comme le prophète Isaïe, que des champs où la désolation était assise. La Pologne, blessée au flanc, la main hors du suaire, dormait dans l'attente éternellement trompeuse de la main de la France ; et, cependant, elle était tombée pleine de désespoir et de doute, en disant : « Dieu est trop haut, et la France est trop loin !! » L'Irlande éperdue de misère, mourant de faim, comprimée à la fois par le poing et par le genou de l'Angleterre, se prosternait en vain devant ses croix de bois en implorant le secours du ciel : rien ne venait ! Il semblait que la Liberté eût détourné sa face d'un monde qui n'était point digne d'elle. La Pologne et l'Irlande, ces deux alliées naturelles de toute démocratie religieuse, disparaissaient de la scène politique, et, en disparaissant, entraînaient dans leur chute l'existence de l'Avenir.

Le flot des oppositions, semblable à une marée sans reflux, montait, montait toujours. Les uns en voulaient à l'opinion de M. de Lamennais, les autres à son talent ; ces derniers n'étaient pas les moins animés contre lui. Il fallut céder. Comme tous les journaux qui glissent dans le vide, l'Avenir annonça qu'il suspendait sa publication ; ce furent ses adieux de Fontainebleau.

« Si nous nous retirons un moment, écrivait M. de Lamennais, ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement ; c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël, consulter le Seigneur en Silo.

« On a mis en doute notre foi et nos intentions même ; car, en ces temps-ci, que n'attaque-t-on point ? Nous quittons un instant le champ de bataille pour remplir un autre devoir également pressant. Le bâton du voyageur à la main, nous nous acheminons vers la chaire éternelle, et, là prosternés aux pieds du pontife que Jésus-Christ a préposé pour guide et pour maître à ses disciples, nous lui dirons : « O père ! Daignez abaisser vos regards sur quelques-uns d'entre les derniers de vos enfants qu'on accuse d'être rebelles à votre infaillible et douce autorité ! O père ! Prononcez sur eux la parole qui donne la vie parce qu'elle donne la lumière, et que votre main s'étende pour bénir leur obéissance et leur amour." »

Il serait puéril de mettre ici en question la sincérité de celui qui écrivait ces lignes. Comme Luther, qui promettait, lui aussi, de se soumettre à Rome, l'abbé de Lamennais avait l'intention de persévérer dans la foi catholique. Si, plus tard, son orthodoxie s'ébranla ; si, à la vue de Rome et des cardinaux, sa foi au vicaire de Jésus et à la représentation visible de l'Eglise se démentit, il faut en accuser peut-être la forme toute païenne sous laquelle la religion du Christ lui apparut, comme jadis au moine d'Eisleben, dans la ville éternelle.

Quand j'en serai là de ma vie, à moi, je raconterai mes propres sensations, et je dirai mes longues conversations à ce sujet avec le pape Grégoire XVI.

Les trois pèlerins de l'Avenir, l'abbé de Lamennais, l'abbé Lacordaire et le comte Charles de Montalembert se mirent donc en route pour l'Italie, non tout à fait comme l'avait annoncé l'un d'eux. Le bâton du voyageur à la main, mais animés d'une foi réelle, et la douleur dans l'âme. Ils ne laissaient pas sans un regret mortel le rêve de onze mois derrière eux ; l'Avenir avait, en effet, duré du 16 octobre 1830 au 17 septembre 1831.

Nous ne raconterons point les impressions de voyage de l'abbé de Lamennais, car l'auteur de l'Essai sur l'indifférence n'est point un homme à impressions extérieures. Il passa devant l'Italie sans la voir ; à travers cette merveille des merveilles, il n'apercevait que son idée et le but de son itinéraire.

C'est dix ans plus tard qu'étant prisonnier à Sainte-Pélagie, et déjà vieux, Lamennais retrouva dans un coin de ses souvenirs l'Italie encore chaude de son soleil ; par un procédé de daguerréotype qu'explique assez la nature de l'homme dont nous nous occupons, les monuments de l'art et le paysage s'étaient décalqués invisiblement sur la plaque de son cerveau ! Il fallut la rêverie, le silence et la captivité, comme il faut l'iode à la plaque argentée, pour faire sortir de sa mémoire la figure des belles choses qu'il avait oublié d'admirer dix ans auparavant. C'est à cause de cela qu'il nous disait en 1841, sous le plafond écrasé de son cachot :

- Je commence à voir l'Italie... C'est un pays merveilleux !

On pourrait faire sur l'abbé de Lamennais, surtout en le comparant aux autres poètes de son temps, une curieuse étude psychologique.

L'auteur de l'Essai sur l'indifférence voit peu et mal ; il a un nuage sur les yeux et un nuage sur le cerveau ; à l'endroit de la perception du monde extérieur, le seul sens qui soit pour ainsi dire, éternellement éveillé dans cette organisation particulière, est le sens de l'ouïe, qui répond à la faculté musicale : l'abbé de Lamennais joue du piano, et se plaît surtout aux compositions de Liszt. De là peut-être la cause de sa profonde tendresse pour ce grand artiste.

Quant au reste, c'est-à-dire quant à ce qui se rapporte au monde objectif, le spectacle est en lui, et, lorsqu'il veut voir, c'est dans son âme qu'il regarde. De cette disposition de l'homme, il résulte une nature de style qui rentre dans la manière psychologique. Décrit-il un paysage, comme dans les Paroles d'un croyant ou dans les tableaux datés de sa prison, c'est toujours la ligne infinie qui étend sous sa plume de vagues horizons ; chez lui, la pensée voit, non pas l'oeil.

C'est que M. de Lamennais est de la race des penseurs maladifs dont était Blaise Pascal. Que la médecine ne s'avise jamais de guérir ces natures souffrantes : elle leur enlèverait leur génie.

Le voyage, avec ses relais forcés, donna souvent à l'abbé de Lamennais le loisir d'étudier notre littérature moderne, qu'il connaissait peu. Dans un monastère d'Italie où les pèlerins reçurent l'hospitalité, MM. de Lamennais et Lacordaire lurent pour la première fois Notre-Dame de Paris et Henri III.

Arrivé à Rome, l'abbé de Lamennais logea dans l'hôtel et dans l'appartement qu'avait occupé, quelques mois auparavant, la comtesse Guiccioli. Son idée fixe était de voir le pape, de terminer avec lui ses affaires, qui étaient celles de la démocratie religieuse. Après de longs retards, après une foule de démarches infructueuses, après sept ou huit demandes d'audience restées sans résultat, l'abbé de Lamennais se plaignit ; alors, un ecclésiastique de Rome auquel il témoignait son mécontentement lui fit naïvement observer que peut-être il avait omis de déposer la somme de *** dans les mains du cardinal ***. L'abbé de Lamennais avoua qu'il aurait cru offenser Son Eminence en la traitant comme le portier d'une courtisane.

- Alors, ne vous étonnez plus, lui répondit l'abbé italien, de n'avoir pas encore été reçu par Sa Sainteté.

L'ignorant voyageur avait oublié la formalité essentielle. Et, cependant, quoique renseigné, il s'obstina à voir le pape gratis ; en payant, il lui eût semblé devenir le complice d'une simonie.

Les rédacteurs de L'Avenir étaient déjà depuis trois mois oubliés dans la ville sainte, attendant que le pape voulût bien s'occuper d'une question qui tenait en suspens une moitié de Europe catholique. L'abbé Lacordaire avait pris le parti de retourner en France ; le comte de Montalembert se préparait à partir pour Naples ; M. de Lamennais seul continuait de frapper aux portes du Vatican, plus fermées et plus inexorables que celles de Lydie dans ses mauvais jours. Le père Ventura, alors général des Théatins, reçut l'illustre voyageur français à Santo-Andrea della Valle.

« Je n'oublierai jamais, dit M. de Lamennais dans ses Affaires de Rome, les jours paisibles que j'ai passés dans cette pieuse maison, entouré des soins les plus délicats, parmi ces bons religieux si édifiants, si appliqués à leurs devoirs, si éloignés de toute intrigue. La vie du cloître, régulière, calme et, pour ainsi dire, retirée en soi, tient une sorte de milieu entre la vie purement terrestre et cette vie future que la foi nous montre sous une forme vague encore, et dont tous les êtres humains ont en eux-mêmes l'irrésistible pressentiment. »

Enfin, après bien des instances, l'abbé de Lamennais fut reçu par Grégoire XVI en audience particulière. Il se rendit au Vatican, monta l'escalier gigantesque tant de fois monté et descendu par Raphael et par Michel-Ange, par Léon X et par Jules II ; il traversa les hautes et silencieuses salles aux deux rangs de fenêtres superposées, à l'extrémité de ce long palais splendide et désert, il arriva, conduit par un huissier, dans une chambre d'attente où deux cardinaux, immobiles comme des statues, assis sur des sièges de bois, lisaient gravement leur bréviaire. Le moment venu, l'abbé de Lamennais fut introduit. - Dans une chambre petite, nue, toute tendue de rouge, où un seul fauteuil annonçait qu'un seul homme avait là le droit de s'asseoir, se tenait debout un grand vieillard calme et souriant dans son blanc linceul. Il recevait M. de Lamennais debout ; grand honneur ! le plus grand que cet homme divin pût faire à un autre homme sans violer l'étiquette.

Alors, le pape entretint le voyageur français du beau soleil, de la belle nature de l'Italie, des monuments de Rome, des arts, de l'histoire ancienne ; mais de son affaire, du but de son voyage, pas un mot. Le pape n'avait point commission pour cela : cette question se traitait quelque part dans l'ombre, entre des cardinaux nommés pour en connaître, et dont on ne savait point les noms. Un mémoire avait été adressé à la cour de Rome par les rédacteurs de l'Avenir ; ce mémoire devait amener une décision autour de laquelle régnait le mystère le plus impénétrable. Le pape, d'ailleurs, se montra bienveillant pour le prêtre français dont le génie honorait l'Eglise catholique.

- Quelle est, parmi les oeuvres d'art, demanda-t-il à M. de Lamennais, celle qui vous a le plus frappé ?

- Le Moïse de Michel-Ange, répondit le prêtre.

- Eh bien, lui dit Grégoire XVI, je vais vous montrer une chose que personne ne voit, ou plutôt que bien peu d'élus voient à Rome.

Et, en disant ces mots, le grand vieillard blanc entra dans une sorte d'alcôve fermée par des rideaux, et revint soutenant dans ses bras une réduction en argent du Moïse faite par Michel-Ange lui-même. L'abbé de Lamennais admira, salua et se retira accompagné par les deux cardinaux qui gardaient l'entrée de cette chambre.

Il fut forcé de rendre hommage à la gracieuse réception du saint-père ; mais, en conscience, il n'était pas venu de Paris à Rome pour voir la statuette de Moïse !

Ce fut un désenchantement infini. L'abbé de Lamennais secoua sur Rome la poussière de ses sandales, une poussière de tombe, et s'en revint à Paris.

Après un long silence, au moment où l'affaire de L'Avenir semblait ensevelie dans les hypogées du Saint-Siège, Rome parla : elle condamnait les doctrines des hommes qui avaient essayé de rallier le christianisme à la liberté.

La douleur de l'abbé de Lamennais fut immense. Le pasteur étant frappé, les brebis se dispersèrent ; à peine la nouvelle d'une censure arrivait-elle à La Chesnaie, que les disciples furent saisis de frayeur, et prirent la fuite. M. de Lamennais resta seul dans le vieux château abandonné, seul avec le triste silence qu'interrompaient parfois le murmure des grands chênes et le chant des oiseaux plaintifs. Bientôt cette retraite même lui fut enlevée : l'abbé de Lamennais se réveilla, un jour, ruiné par la faillite d'un libraire dont il avait garanti la signature.

Alors, l'ex-rédacteur de l'Avenir commença son voyage à travers un océan d'amertume ; les tourments de l'âme l'empêchèrent de s'apercevoir de sa pauvreté, qui fut extrême ; ses meubles, ses livres, il vendit tout. Deux fois il baissa sous la main du chef de l'Eglise une tête résignée, et deux fois il se releva, plus triste chaque fois, chaque fois plus indompté, chaque fois plus convaincu que l'esprit humain, le progrès, la raison, la conscience ne pouvaient avoir tort. Ce ne fut point sans déchirements profonds qu'il se sépara du dogme de sa jeunesse, de sa vie de prêtre, de l'obéissance tranquille, de l'unité majestueuse et forte, en un mot, de tout ce qu'il avait défendu ; mais l'esprit nouveau l'avait pris aux cheveux, selon le langage de la Bible, et lui disait : « Va ! »

C'est alors que, dans le silence, au milieu des persécutions que sa docilité même n'avait pu désarmer, à Paris, dans une petite chambre meublée d'un lit de sangle, d'une table et de deux chaises, l'abbé de Lamennais écrivit les Paroles d'un croyant. Le manuscrit resta une année dans le portefeuille de l'auteur ; remis plusieurs fois entre les mains de l'éditeur Renduel, retiré, puis redonné, puis retiré encore, ce beau livre subit avant sa publication toute sorte de vicissitudes, rencontra toute sorte d'obstacles ; les principales difficultés vinrent de la famille même de l'abbé de Lamennais, surtout d'un frère qui ne voyait pas sans terreur son frère s'aventurer sur cet océan de la démocratie qu'agitaient les tempêtes de 1833. Enfin, après bien des retards et des hésitations douloureuses, la forte volonté de l'auteur l'emporta sur les instances de l'amitié.

Le livre parut.

C'est ici la troisième transformation de l'écrivain : l'abbé de la Mennais et M. de Lamennais venaient de faire place au citoyen Lamennais.

Nous le retrouverons sur les bancs de la Constituante de 1848.

Comme tous les hommes d'un grand génie, et qui, pilotes de leur propre pensée, ont eu à conduire ce génie à travers les orages religieux et politiques qui ont soufflé depuis trente ans, M. de Lamennais a été l'objet des jugements les plus opposés. Nous ne nous faisons ici ni son apologiste ni son accusateur ; nous essayons de lui rendre le service qu'il appartient à tout homme de coeur de rendre à un homme qu'il admire : nous essayons de le montrer aux autres tel qu'à nous-même il est apparu."

Alexandre Dumas

Mes Mémoires - Chapitre CXCI

 

On peut lire Parole d'un croyant sur internet ici ou ici

Lire aussi http://www.herodote.net/histoire/synthese.php?ID=252

 

mardi, 27 avril 2010

27 avril 1578, le duel des "mignons"

Artus,_Thomas-Les_Hermaphrodites,_1605.jpgJacques de Lévis, comte de Caylus ou Quélus selon la prononciation du nord de la France, (1554-1578) fut l'un des "mignons" du roi Henri III.

Le nom " mignon " désigne alors les courtisans et favoris des seigneurs de chaque grande maison comme celle duc de Guise, le duc de Montmorency et bien évidemment la Cour des Valois. Le terme a été dévoyé et pourvu d'une connotation péjorative propagée par les calvinistes qui condamnaient avec démesure le genre de vie raffiné.

Henri III s'entoure d'hommes qui lui sont complètement dévoués. Pensions et dons royaux, responsabilités militaires et politiques, positions honorifiques... autant de largesses qui échappent aux grandes familles aristocratiques, qui considèrent les "mignons" comme illégitimes auprès du roi parce que n'appartenant pas à la plus haute noblesse, et les méprisent car ils les jugent dénuées de cet esprit d'indépendance qui fait encore le noble à la fin du XVIe siècle. Pourtant, malgré l'appui du roi, les mignons n'ont pas réussi supplanter les grands princes, comme les Guise et les Montmorency, ou les responsables de partis religieux.

Ces gentilshommes s'habillent avec raffinement, se fardent, se poudrent et se frisent les cheveux, portent des boucles d'oreilles, de la dentelle et de grandes fraises empesées. A l'époque on tolère mal le penchant d'Henri III et de son entourage pour la fête et le goût pour l'apparence et on les accuse d'avoir dévergondé la cour avec leurs jeux pervers. Ces courtisans font donc aussi l'objet des railleries de la part du peuple qui, habitué à la virilité brute, considère le raffinement comme de la faiblesse. Et en ces temps troublés des Guerres de Religion, c'est à travers eux que s'exprime l'hostilité au roi. En 1577, un sonnet ironise ainsi sur les honneurs trop facilement acquis des mignons: "Saint Luc, petit qu'il est, commande bravement / A la troupe Hautefort, que sa bourse a conquise / Mais Caylus, dédaignant si pauvre marchandise / Ne trouve qu'en son cul tout son avancement."

Certes efféminés, ces "mignons" sont aussi des courageux guerriers, de fines lames qui affrontent régulièrement les adversaires du roi. Car le règne d'Henri III est celui des rivalités entre trois factions : le parti du roi, celui du duc de Guise et des Ligueurs et les Huguenots. Les guerres de religion ont été avant tout fomentées par ces partis. "Malgré la paix, la discorde régnoit partout, et surtout à la cour, le roi avoit ses mignons, Monsieur avoit ses braves, ceux-ci insultoient les mignons qui les persécutoient ; le roi haïssoit Monsieur... " .

Au printemps 1578, l'hostilité est à son comble contre les Mignons, qui ont eu l'outrecuidance de persuader le roi de retirer au duc de Guise la dignité de grand maître de France pour le donner à l'un d'entre eux, Jacques de Lévis, comte de Caylus. Et le 27 avril, un de ces duels va rester dans les mémoires par les récits qui en ont été fait dans la littérature : les mignons s'entretuent place des Vosges non loin du Louvre. Pourtant Henri III a tenté de réglementer le duel en promulguant, le 29 décembre 1576, l'édit de Blois, qui définit cette pratique comme crime de lèse-majesté. Mais l'usage du duel est si profondément ancré dans les mentalités et la noblesse y a si souvent recours pour "laver" son honneur qu'il n'a jamais fait appliquer cette loi...

En apparence, simple querelle amoureuse ! "un trait de jalousie que le Sieur de Quélus conceut contre Entraguet, le voyant sortir un samedy au soir de la chambre d'une Dame plus doüée de beauté que de chasteté. Et pour ce qu'elle estoit aimée d'un grand, Quélus luy dit comme en folastrant qu'il estoit un sot : l'autre luy respond de mesme, qu'il avojt menty. Là dessus il font complot de se battre" (Jean de La Taille, Discours notable des duels, de leur origine en France, et du malheur qui en arrive tous les jours au grand interest du public. Ensemble des moyens qu'il y auroit d'y pourvoir, 1607)

Mais cet événement traduit l'affrontement à distance entre le roi et le duc de Guise : "Sire, ce mal m'a esté faict pour l'amour de vous et pour avoir sostenu vostre honneur" aurai dit Caylus au roi avant de mourir. Il peut aussi être interprété comme le signe d'une compétition permanente entre les gentilshommes de la cour pour accéder aux faveurs du roi. Car en fait, le jeune Entraguet, qui fut lui aussi "mignon" du roi, est surtout alors en disgrâce, et c'est surtout par opportunisme politique que le duc de Guise va se souvenir que la maison de Balsac l'a précédemment servi...

Donc, le 26 au soir, Caylus, amoureux d'une dame, se rend chez elle et trouve devant sa porte Charles de Balzac, baron d'Entragues, surnommé "le bel Entraguet" et favori d'Henri de Guise. Querelle, insultes, provocations en duel, rendez-vous est pris pour régler l'affaire le lendemain, Porte St Antoine, au marché aux chevaux, près de la forteresse de la Bastille (actuelle place des Vosges).

Entragues a pour seconds Georges de Schomberg, dit Schomberg le Jeune, et le seigneur de Ribérac. Caylus est accompagné de Jean d'Arcès, seigneur de Livarot et de Louis de Maugiron, dit "le brave borgne" depuis qu'il a perdu un oeil au siège d'Issoire au printemps 1577.

Le combat est si furieux que Maugiron et Schomberg meurent sur place. Ribérac, très grièvement blessé, meurt le lendemain à l'hôtel de Guise. Livarot également est très sérieusement atteint et restera estropié à vie. Caylus, qui a reçu dix neuf coups d'épée, est transporté à l'hôtel de Boissy, où il va agoniser pendant un mois.  Entraguet est le seul à ne recevoir q'une égratignure au bras.

dumas_monsoreau.jpgAlexandre Dumas père a immortalisé le duel dans "la Dame de Monsoreau":

Le terrain sur lequel allait avoir lieu cette terrible rencontre était ombrage d'arbres, ainsi que nous l'avons vu, et situe a l'écart.

Il n'était fréquenté d'ordinaire que par les enfants, qui venaient y jouer le jour, ou les ivrognes et les voleurs, qui venaient y dormir la nuit.

Les barrières, dressées par les marchands de chevaux, écartaient naturellement la foule, qui, semblable aux flots d'une rivière, suit toujours un courant, et ne s'arrête ou ne revient qu'attirée par quelque remous.

Les passants longeaient cet espace et ne s'y arrêtaient point.

D'ailleurs, il était de trop bonne heure, et l'empressement général se portait vers la maison sanglante de Monsoreau.

Chicot, le coeur palpitant, bien qu'il ne fût pas fort tendre de sa nature, s'assit en avant des laquais et des pages sur une balustrade de bois.

Il n'aimait pas les Angevins, il détestait les mignons; mais les uns et les autres étaient de braves jeunes gens, et sous leur chair courait un sang généreux que bientôt on allait voir jaillir au grand jour.

D'Epernon voulut risquer une dernière fois la bravade.

- Quoi! On a donc bien peur de moi? s'écria-t-il.

- Taisez-vous, bavard! lui dit Antraguet.

- J'ai mon droit, répliqua d'Epernon; la partie fut liée à huit.

- Allons, au large! dit Ribérac impatiente en lui barrant le passage.

Il s'en revint avec des airs de tête superbes, et rengaina son épée.

- Venez, dit Chicot, venez, fleur des braves, sans quoi vous allez perdre encore une paire de souliers comme hier.

- Que dit ce maître fou?

- Je dis que tout à l'heure il y aura du sang par terre, et vous marcheriez dedans comme vous fîtes cette nuit.

D'Epernon devint blafard. Toute sa jactance tombait sous ce terrible reproche.

Il s'assit à dix pas de Chicot, qu'il ne regardait plus sans terreur.

Ribérac et Schomberg s'approchèrent après le salut d'usage.

Quélus et Antraguet, qui, depuis un instant déjà, étaient tombes en garde, engagèrent le fer en faisant un pas en avant.

Maugiron et Livarot, appuyés chacun sur une barrière, se guettaient en faisant des feintes sur place pour engager l'épée dans leur garde favorite.

Le combat commença comme cinq heures sonnaient à Saint-Paul.

La fureur était peinte sur les traits des combattants; mais leurs lèvres serrées, leur pâleur menaçante l'involontaire tremblement du poignet, indiquaient que cette fureur était maintenue par eux à force de prudence, et que, pareille à un cheval fougueux, elle ne s'échapperait point sans de grands ravages.

Il y eut durant plusieurs minutes, ce qui est un espace de temps énorme, un frottement d'épées qui n'était pas encore un cliquetis. Pas un coup ne fut porté.

Ribérac, fatigué ou plutôt satisfait d'avoir tâté son adversaire, baissa la main, et attendit un moment.

Schomberg fit deux pas rapides, et lui porta un coup qui fut le premier éclair sorti du nuage.

Ribérac fut frappé. Sa peau devint livide, et un jet de sang sortit de son épaule; il rompit pour se rendre compte à lui-même de sa blessure.

Schomberg voulut renouveler le coup; mais Ribérac releva son épée par une parade de prime, et lui porta un coup qui l'atteignit au coté.

Chacun avait sa blessure.

- Maintenant, reposons-nous quelques secondes, si vous voulez, dit Ribérac.

Cependant Quélus et Antraguet s'échauffaient de leur cote; mais Quélus, n'ayant pas de dague, avait un grand désavantage; il était oblige de parer avec son bras gauche, et, comme son bras était nu, chaque parade lui coûtait une blessure.

Sans être atteint grièvement, au bout de quelques secondes, il avait la main complètement ensanglantée.

Antraguet, au contraire, comprenant tout son avantage, et non moins habile que Quélus, parait avec une mesure extrême. Trois coups de riposte portèrent, et, sans être touche grièvement, le sang s'échappa de la poitrine de Quélus par trois blessures.

Mais, à chaque coup, Quélus répéta:

- Ce n'est rien.

Livarot et Maugiron en étaient toujours à la prudence.

Quant à Ribérac, furieux de douleur et sentant qu'il commençait à perdre ses forces avec son sang, il fondit sur Schomberg.

Schomberg ne recula pas d'un pas et se contenta de tendre son épée.

Les deux jeunes gens firent coup fourré.

Ribérac eut la poitrine traversée, et Schomberg fut blessé au cou.

Ribérac, blessé mortellement, porta la main gauche à sa plaie en se découvrant.

Schomberg en profita pour porter à Ribérac un second coup qui lui traversa les chairs.

Mais Ribérac, de sa main droite, saisit la main de son adversaire, et, de la gauche, lui enfonça dans la poitrine sa dague jusqu'à la coquille.

La lame aigue traversa le coeur.

Schomberg poussa un cri sourd et tomba sur le dos, entraînant avec lui Ribérac, toujours traversé par l'épée.

Livarot, voyant tomber son ami, fit un pas de retraite rapide et courut à lui, poursuivi par Maugiron. Il gagna plusieurs pas dans la course, et, aidant Ribérac dans les efforts qu'il faisait pour se débarrasser de l'épée de Schomberg, il lui arracha cette épée de la poitrine.

Mais alors, rejoint par Maugiron, force lui fut de se défendre avec le désavantage d'un terrain glissant, d'une garde mauvaise et du soleil dans les yeux.

Au bout d'une seconde, un coup d'estoc ouvrit la tête de Livarot, qui laissa échapper son épée et tomba sur les genoux.

Quélus était vivement serré par Antraguet. Maugiron se hâta de percer Livarot d'un coup de pointe. Livarot tomba tout a fait.

D'Epernon poussa un grand cri.

Quélus et Maugiron restaient contre le seul Antraguet. Quélus était tout sanglant, mais de blessures légères.

Maugiron était a peu près sauf.

Antraguet comprit le danger. Il n'avait pas reçu la moindre égratignure; mais il commençait à se sentir fatigué; ce était cependant pas le moment de demander trêve à un homme blessé et à un autre tout chaud de carnage. D'un coup de fouet il écarta violemment épée de Quélus, et, profitant de l'écartement du fer, il sauta légèrement par-dessus une barrière.

Quélus revint par un coup de taille, mais qui n'entama que le bois.

Mais, en ce moment, Maugiron attaqua Antraguet de flanc. Antraguet se retourna. Quélus profita du mouvement pour passer sous la barrière.

- Il est perdu, dit Chicot.

- Vive le roi! dit d'Epernon, hardi, mes lions, hardi!

- Monsieur, du silence, s'il vous plait, dit Antraguet; n'insultez pas un homme qui se battra jusqu'au dernier souffle.

- Et qui n'est pas encore mort! s'écria Livarot.

Et, au moment ou nul ne pensait plus à lui, hideux de la fange sanglante qui lui couvrait le corps, il se releva sur ses genoux et plongea sa dague entre les épaules de Maugiron, qui tomba comme une masse en soupirant:

- Jésus, mon Dieu! Je suis mort!

Livarot retomba évanoui; l'action et la colère avaient épuisé le reste de ses forces.

- Monsieur de Quélus, dit Antraguet, baissant son épée, vous êtes un homme brave, rendez-vous, je vous offre la vie.

- Et pourquoi me rendre? dit Quélus, suis-je à terre?

- Non; mais vous êtes criblé de coups, et moi, je suis sain et sauf.

- Vive le roi! Cria Quélus, j'ai encore mon épée, monsieur.

Et il se fendit sur Antraguet, qui para le coup, si rapide qu'il eut été.

- Non, monsieur, vous ne l'avez plus, dit Antraguet, saisissant à pleine main la lame près de la garde.

Et il tordit le bras de Quélus, qui lâcha épée

Seulement Antraguet se coupa légèrement un doigt de la main gauche.

- Oh! hurla Quélus, une épée! une épée!

Et, se lançant sur Antraguet d'un bond de tigre, il l'enveloppa de ses deux bras.

Antraguet se laissa prendre au corps, et, passant son épée dans sa main gauche et sa dague dans sa main droite, il se mit àa frapper sur Quélus sans relâche et partout, s'éclaboussant à chaque coup du sang de son ennemi, à qui rien ne pouvait faire lâcher prise, et qui criait à chaque blessure:

- Vive le roi!

Il réussit même à retenir la main qui le frappait, et à garrotter, comme eut fait un serpent, son ennemi intact entre ses jambes et ses bras.

Antraguet sentit que la respiration allait lui manquer.

En effet, il chancela et tomba.

Mais, en tombant, comme si tout le devait favoriser ce jour-la, il étouffa, pour ainsi dire, le malheureux Quélus

- Vive le roi! murmura ce dernier, à l'agonie.

Antraguet parvint à dégager sa poitrine de l'étreinte; il se raidit sur un bras, et, le frappant d'un dernier coup qui lui traversa la poitrine:

- Tiens, lui dit-il, es-tu content?

- Vive le r..., articula Quélus, les yeux à demi fermés.

Ce fut tout; le silence et la terreur de la mort régnaient sur le champ de bataille.

Antraguet se releva tout sanglant, mais du sang de son ennemi; il n'avait, comme nous l'avons dit, qu'une égratignure à la main.

D'Epernon, épouvanté, fit un signe de croix et prit la fuite, comme s'il eut été poursuivi par un spectre.

Antraguet jeta sur ses compagnons et ses ennemis, morts et mourants, le même regard qu'Horace dut jeter sur le champ de bataille qui décidait les destins de Rome.

Chicot secourut et releva Quélus, qui rendait son sang par dix-neuf blessures.

Le mouvement le ranima.

Il rouvrit les yeux.

- Antraguet, sur l'honneur, dit-il, je suis innocent de la mort de Bussy.

- Oh! Je vous crois, monsieur, fit Antraguet attendri, je vous crois.

- Fuyez, murmura Quélus, fuyez, le roi ne vous pardonnerait pas.

- Et moi, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ainsi, dit Antraguet, dut l'échafaud me prendre.

- Sauvez-vous, jeune homme, dit Chicot, et ne tentez pas Dieu; vous vous sauvez par un miracle, n'en demandez pas deux le même jour.

Antraguet s'approcha de Ribérac, qui respirait encore.

- Eh bien? demanda celui-ci.

- Nous sommes vainqueurs, répondit Antraguet à voix basse pour ne pas offenser Quélus

- Merci, dit Ribérac. Va-t'en.

Et il retomba évanoui.

Antraguet ramassa sa propre épée, qu'il avait laissée tomber dans la lutte, puis celles de Quélus, de Schomberg et de Maugiron.

- Achevez-moi, monsieur, dit Quélus, ou laissez-moi mon épée

- La voici, monsieur le comte, dit Antraguet en la lui offrant avec un salut respectueux.

Une larme brilla aux yeux du blesse.

- Nous eussions pu être amis, murmura-t-il.

Antraguet lui tendit la main.

- Bien! fit Chicot; c'est on ne peut plus chevaleresque. Mais sauve-toi, Antraguet, tu es digne de vivre.

- Et mes compagnons? demanda le jeune homme.

- J'en aurai soin, comme des amis du roi.

Antraguet s'enveloppa du manteau que lui tendait son écuyer, afin que l'on ne vit pas le sang dont il était couvert, et, laissant les morts et les blessés au milieu des pages et des laquais, il disparut par la porte Saint-Antoine.

 

La perte de ses favoris préférés, Jacques de Caylus et Louis de Maugiron, laisse le roi en proie à une tristesse et à une douleur indicibles. Leurs funérailles sont celles réservées aux personnes de premier rang. Et leurs tombeaux, commandés par le roi à Germain Pilon, sont décrits comme des "tombeaux étincelants de marbre et de bronze, avec de merveilleuses statues de marbre". Sur celui de Caylus, cette épitaphe : Non injuriam, sed mortem, patienter tulit. Ces tombeaux seront saccagés quelques années plus tard par la vindicte populaire après l'assassinat des Guise.

Parce qu'il frappe directement l'entourage le plus intime du roi, mais surtout parce qu'il montre le fossé qui se creuse entre le roi et ses sujets, ce duel a rapidement un écho national et même international. Le petit peuple se réjouit de l'événement "c'est grand dommage/qu'on en a tué davantage" proclament des libellés abondamment diffusés dans le royaume. Au delà des victimes, c'est tout l'entourage du roi qui est malmené, comme dans une petite pièce commençant ainsi : "Vers semés après ce beau combat, qu'on titra du nom de courtisans, c'est-à-dire peu honnêtes, sales et vilains, à la mode de la cour".

Antraguet est, lui, accusé de venir se recueillir au pied des tombeaux de ses victimes, ce dont se moquent les pamphlets de l'époque Il n'est pas poursuivi par la justice parce  que le souverain n'a pas intérêt à renforcer le mécontentement de ses adversaires, en particulier du duc de Guise qui revendique le statut de protecteur du meurtrier et qui affirme qu'il est prêt à le défendre l'épée au poing.

Malgré le désespoir du roi, il semble qu'Entraguet obtint grâce auprès du roi quelques temps après. .Il fut lieutenant général au gouvernement d'Orléans et capitaine de 50 hommes d'armes des ordonnances, enfin chevalier des ordres du roi et reçut le collier du Saint Esprit en 1595, à moins que ce ne soit son neveu, nommé comme lui Charles de Balsac.

En tous les cas, dans Henri III et sa cour, drame en 5 actes, en prose, Alexandre Dumas imagine un dialogue entre le roi et Entraguet :

Henri : "Approchez ici, baron, et fléchissez le genou...Charles Balzac d'Entragues, nous vous avons accordé la faveur de notre présence royale, au milieu de notre cour, pour vous rendre, là où nous vous les avions ôtés, vos dignités et vos titres...Relevez-vous, baron de Dunes, comte de Graville, gouverneur général de notre province d'Orléans, et reprenez près de notre personne royale les fonctions que vous y remplissiez autrefois...Relevez-vous"

D'entragues :"Non, sire,...je ne me relèverai pas, que Votre Majesté n'ait reconnu publiquement que ma conduite, dans ce funeste duel, a été celle d'un loyal et honorable cavalier"

Henri : "Oui,...nous le reconnaissons, car c'est la vérité...Mais vous avez porté des coups bien malheureux !"

D'entragues :"Et maintenant, sire ... votre main à baiser, comme gage de pardon et d'oubli

Henri : "Non, non Monsieur ne l'espérez pas

Catherine : "Mon fils que faites vous

Henri : "Non, Madame, non ... j'ai pu lui pardonner comme chrétien, le mal qu'il m'a fait ... mais je ne l'oublierai de ma vie

D'entragues :"Sire ... j'appelle le temps à mon secours; peut être ma fidélité et ma soumission finiront-elles par fléchir le courroux de Votre Majesté

 

 

 

José-Maria de Heredia, dans Les Trophée,s écrira plus tard en 1893 ce sonnet :

 

Épitaphe

Suivant les vers de Henri III

 

Ô passant, c'est ici que repose Hyacinte

Qui fut de son vivant seigneur de Maugiron ;

Il est mort -  Dieu l'absolve et l'ait en son giron ! -

Tombé sur le terrain, il gît en terre sainte.

 

Nul, ni même Quélus, n'a mieux, de perles ceinte,

Porté la toque à plume ou la fraise à godron ;

Aussi vois-tu, sculpté par un nouveau Myron,

Dans ce marbre funèbre un morceau de jacinthe.

 

Après l'avoir baisé, fait tondre, et de sa main

Mis au linceul, Henry voulut qu'à Saint-Germain

Fût porté ce beau corps, hélas ! inerte et blême ;

 

Et jaloux qu'un tel deuil dure éternellement,

Il lui fit en l'église ériger cet emblème,

Des regrets d'Appolo triste et doux monument.

 

 

A lire : Nicolas Le Roux, La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, collection « Époques », 2001. C'est sur internet

 

lundi, 26 avril 2010

L'ascension du Mont Ventoux

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«C'est le mont le plus élevé de la région, et il mérite bien son nom de Ventoux.»

Le 26 avril 1336, Pétrarque, poète, humaniste et diplomate italien, escalade le Ventoux avec son frère Gherardo; ils sont partis du village de Malaucène. L'ascension est rude. Pétrarque atteint le sommet "épuisé et hors d'haleine". C'est cette ascension et son pendant mystique que François Pétrarque relate, le jour même, dans une lettre à son ami et confesseur Dionigi di Borgo San Sepolcro, lettre qui fut ensuite publiée sous le titre L'ascension du mont Ventoux.

Le texte original est en latin. Il a été traduit en français en 1880 par Victor Develay.

Certains auteurs ont mis en doute la date de cette montée. Pour étayer leur thèse, les adversaires de la réalité de la montée du Ventoux, en 1336, ont été obligés de déplacer la date de l'ascension après 1350, période où effectivement, pendant un demi-siècle, les accidents climatiques se succédèrent ...

 

François Pétrarque à Denis Robert de Borgo San Sepolcro

Salut,

J'ai fait aujourd'hui l'ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l'on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, je vis dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l'on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d'autant plus que la veille, en relisant l'histoire romaine de Tite-Live, j'étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hémus en Thessalie, du sommet duquel il avait cru, par ouï-dire, que l'on apercevait deux mers : l'Adriatique et l'Euxin. Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis rien affirmer, parce que cette montagne est trop éloignée de notre région, et que le dissentiment des écrivains rend le fait douteux. Car, pour ne point les citer tous, le cosmographe Pomponius Méla déclare sans hésitation que c'est vrai ; Tite-Live pense que cette opinion est fausse. Pour moi, si l'exploration de l'Hémus m'était aussi facile que l'a été celle du Ventoux, je ne laisserais pas longtemps la question indécise. Au surplus, mettant de côté la première de ces montagnes pour en venir à la seconde, j'ai cru qu'on excuserait dans un jeune particulier ce qu'on ne blâme point dans un vieux roi.

Mais quand je songeai au choix d'un compagnon, chose étonnante ! pas un de mes amis ne parut me convenir sous tous les rapports. Tant est rare, même entre personnes qui s'aiment, le parfait accord des volontés et des caractères ! L'un était trop mou, l'autre trop actif ; celui-ci trop lent, celui-là trop vif ; tel trop triste, tel trop gai. Celui-ci était plus fou, celui-là plus sage que je ne voulais. L'un m'effrayait par son silence, l'autre par sa turbulence ; celui-ci par sa pesanteur et son embonpoint, celui-là par sa maigreur et sa faiblesse. La froide insouciance de l'un et l'ardente activité de l'autre me rebutaient. Ces inconvénients, tout fâcheux qu'ils sont, se tolèrent à la maison, car la charité supporte tout et l'amitié ne refuse aucun fardeau ; mais, en voyage, ils deviennent plus désagréables. Ainsi mon esprit difficile et avide d'un plaisir honnête pesait chaque chose en l'examinant, sans porter la moindre atteinte à l'amitié, et condamnait tout bas tout ce qu'il prévoyait pouvoir devenir une gêne pour le voyage projeté. Qu'en pensez-vous ? A la fin je me tourne vers une assistance domestique, et je fais part de mon dessein à mon frère unique, moins âgé que moi et que vous connaissez bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, et il me remercia de voir en lui un ami en même temps qu'un frère.

Au jour fixé, nous quittâmes la maison, et nous arrivâmes le soir à Malaucène, lieu situé au pied de la montagne, du côté du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd'hui enfin nous fîmes l'ascension avec nos deux domestiques, non sans de grandes difficultés, car cette montagne est une masse de terre rocheuse taillée à pic et presque inaccessible. Mais le poète a dit avec raison : Un labeur opiniâtre vient à bout de tout. La longueur du jour, la douceur de l'air, la vigueur de l'âme, la force et la dextérité du corps, et d'autres circonstances nous favorisaient. Notre seul obstacle était dans la nature des lieux. Nous trouvâmes dans les gorges de la montagne un pâtre d'un âge avancé qui s'efforça par beaucoup de paroles de nous détourner de cette ascension. Il nous dit que cinquante ans auparavant, animé de la même ardeur juvénile, il avait monté jusqu'au sommet, mais qu'il n'avait rapporté de là que repentir et fatigue, ayant eu le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces. Il ajoutait que jamais, ni avant, ni depuis, on n'avait ouï dire que personne eût osé en faire autant. Pendant qu'il prononçait ces mots d'une voix forte, comme les jeunes gens sont sourds aux conseils qu'on leur donne, sa défense redoublait notre envie. Voyant donc que ses efforts étaient vains, le vieillard fit quelques pas et nous montra du doigt un sentier ardu à travers les rochers, en nous faisant mille recommandations qu'il répéta encore derrière nous quand nous nous éloignâmes.

 

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Après avoir laissé entre ses mains les vêtements et autres objets qui nous embarrassaient, nous nous équipâmes uniquement pour opérer l'ascension, et nous montâmes lestement. Mais, comme il arrive toujours, ce grand effort fut suivi d'une prompte fatigue. Nous nous arrêtâmes donc non loin de là sur un rocher. Nous nous remîmes ensuite en marche, mais plus lentement ; moi surtout je m'acheminai d'un pas plus modéré. Mon frère, par une voie plus courte, tendait vers le haut de la montagne ; moi, plus mou, je me dirigeais vers le bas, et comme il me rappelait et me désignait une route plus directe, je lui répondis que j'espérais trouver d'un autre côté un passage plus facile, et que je ne craignais point un chemin plus long, mais plus commode. Je couvrais ma mollesse de cette excuse, et pendant que les autres occupaient déjà les hauteurs, j'errais dans la vallée sans découvrir un accès plus doux, mais ayant allongé ma route et doublé inutilement ma peine. Déjà accablé de lassitude, je regrettais d'avoir fait fausse route, et je résolus tout de bon de gagner le sommet. Lorsque, plein de fatigue et d'anxiété, j'eus rejoint mon frère, qui m'attendait et s'était reposé en restant longtemps assis, nous marchâmes quelques temps d'un pas égal. A peine avions-nous quitté cette colline, voilà qu'oubliant mon premier détour, je m'enfonce derechef vers le bas de la montagne ; je parcours une seconde fois la vallée, et, en cherchant une route longue et facile, je tombe dans une longue difficulté. Je différais la peine de monter ; mais le génie de l'homme ne supprime pas la nature des choses, et il est impossible qu'un corps parvienne en haut en descendant. Bref, cela m'arriva trois ou quatre fois en quelques heures à mon grand mécontentement, et non sans faire rire mon frère. Après avoir été si souvent déçu, je m'assis au fond d'une vallée.

Là, sautant par une pensée rapide des choses matérielles aux choses immatérielles, je m'apostrophais moi-même en ces termes ou à peu près : « Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l'ascension de cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux qui marchent vers la vie bienheureuse ; mais on ne s'en aperçoit pas aussi aisément, parce que les mouvements du corps sont manifestes, tandis que ceux de l'âme sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit. Plusieurs collines se dressent aussi dans l'intervalle, et il faut marcher de vertu en vertu par de glorieux degrés. Au sommet est la fin de tout et le terme de la route qui est le but de notre voyage. Nous voulons tous y parvenir ; mais, comme dit Ovide : C'est peu de vouloir ; pour posséder une chose, il faut la désirer vivement. Pour toi assurément, à moins que tu ne te trompes en cela comme en beaucoup de choses, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu'est-ce qui te retient donc ? Rien d'autre à coup sûr que la route plus unie et, comme elle semble au premier aspect, plus facile des voluptés terrestres et infimes. Mais quand tu te seras longtemps égaré, il te faudra ou gravir, sous le poids d'une fatigue différée mal à propos, vers la cime de la vie bienheureuse, ou tomber lâchement dans le bas-fond de tes péchés ; et si (m'en préserve le Ciel !) les ténèbres et l'ombre de la mort te trouvent là, tu passeras une nuit éternelle dans des tourments sans fin. » On ne saurait croire combien cette pensée redonna du courage à mon âme et à mon corps pour ce qu'il me restait à faire. Et plût à Dieu que j'accomplisse avec mon âme le voyage après lequel je soupire jour et nuit, en triomphant enfin de toutes les difficultés, comme j'ai fait aujourd'hui pour ce voyage pédestre ! Je ne sais si ce que l'on peut faire par l'âme agile et immortelle, sans bouger de place et en un clin d'œil, n'est pas beaucoup plus facile que ce qu'il faut opérer pendant un laps de temps, à l'aide d'un corps mortel et périssable, et sous le pesant fardeau des membres.

Le pic le plus élevé est nommé par les paysans le Fils ; j'ignore pourquoi, à moins que ce ne soit par antiphrase, comme cela arrive quelquefois, car il paraît véritablement le père de toutes les montagnes voisines. Au sommet de ce pic est un petit plateau. Nous nous y reposâmes enfin de nos fatigues. Et puisque vous avez écouté les réflexions qui ont assailli mon âme pendant que je gravissais la montagne, écoutez encore le reste, mon père, et accordez, je vous prie, une heure de votre temps à la lecture des actes d'une de mes journées. Tout d'abord frappé du souffle inaccoutumé de l'air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds. L'Athos et l'Olympe me sont devenus moins incroyables depuis que j'ai vu sur une montagne de moindre réputation ce que j'avais lu et appris d'eux. Je dirige ensuite mes regards vers la partie de l'Italie où mon cœur incline le plus. Les Alpes debout et couvertes de neige, à travers lesquelles le cruel ennemi du nom romain se fraya jadis un passage en perçant les rochers avec du vinaigre, si l'on en croit la renommée, me parurent tout près de moi quoiqu'elles fussent à une grande distance. J'ai soupiré, je l'avoue, devant le ciel de l'Italie qui apparaissait à mon imagination plus qu'à mes regards, et je fus pris d'un désir inexprimable de revoir et mon ami et ma patrie. Ce ne fut pas toutefois sans que je blâmasse la mollesse du sentiment peu viril qu'attestait ce double vœu, quoique je pusse invoquer une double excuse appuyée de grandes autorités. Ensuite une nouvelle pensée s'empara de mon esprit et le transporta des lieux vers le temps. Je me disais : « Il y a aujourd'hui dix ans qu'au sortir des études de ta jeunesse tu as quitté Bologne. O Dieu immortel ! ô sagesse immuable ! que de grands changements se sont opérés dans ta conduite durant cet intervalle ! » Je laisse de côté ce sujet infini, car je ne suis pas encore dans le port pour songer tranquillement aux orages passés. Il viendra peut-être un temps où j'énumérerai par ordre toutes mes fautes en citant d'abord cette parole de votre cher Augustin : Je veux me rappeler mes souillures passées et les corruptions charnelles de mon âme, non que je les aime, mais pour que je vous aime, ô mon Dieu. Il me reste encore à accomplir une tâche très difficile et très pénible. Ce que j'avais coutume d'aimer, je ne l'aime plus. Je mens. Je l'aime, mais modérément. Je mens encore une fois. Je l'aime, mais en rougissant et avec chagrin. J'ai dit enfin la vérité. Oui, j'aime, mais ce que j'aimerais à ne point aimer, ce que je voudrais haïr. J'aime cependant, mais malgré moi, mais par force, mais avec tristesse et avec larmes, et je vérifie en moi-même le sens de ce vers si fameux : Je haïrai si je puis ; sinon, j'aimerai malgré moi. Trois ans ne sont pas encore écoulés depuis que cette volonté perverse et coupable, qui me possédait tout entier et régnait seule sans contradicteur dans le palais de mon âme, a commencé à rencontrer une autre volonté rebelle et luttant contre elle. Depuis longtemps entre ces volontés il se livre, dans le champ de mes pensées, au sujet de la prééminence de l'un et de l'autre homme, un combat très rude et maintenant encore indécis. C'est ainsi que je parcourais en imagination mes dix dernières années. Puis je me reportais vers l'avenir, et je me demandais : « Si par hasard il t'était donné de prolonger cette vie éphémère pendant deux autres lustres, et de t'approcher de la vertu à proportion autant que pendant ces deux années, grâce à la lutte de ta nouvelle volonté contre l'ancienne, tu t'es relâché de ta première obstination, ne pourrais-tu pas alors, quoique ayant non la certitude, mais du moins l'espérance, mourir à quarante ans et renoncer sans regret à ce restant de vie qui décline vers la vieillesse ? »

Telles sont ou à peu près, mon père, les pensées qui me revenaient à l'esprit. Je me réjouissais de mon avancement, je pleurais de mon imperfection et je déplorais la mutabilité ordinaire des choses humaines. Je paraissais avoir oublié en quelque sorte pour quel motif j'étais venu là, jusqu'à ce qu'enfin, laissant de côté des réflexions pour lesquelles un autre lieu était plus opportun, je regardasse et visse ce que j'étais venu voir. Averti par le soleil qui commençait à baisser et par l'ombre croissante de la montagne que le moment de partir approchait, je me réveillai pour ainsi dire, et, tournant le dos, je regardai du côté de l'occident.

On n'aperçoit pas de là la cime des Pyrénées, ces limites de la France et de l'Espagne, non qu'il y ait quelque obstacle que je sache, mais uniquement à cause de la faiblesse de la vue humaine. On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux. Pendant que j'admirais tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant mon âme à l'exemple de mon corps, je voulus regarder le livre des Confessions de saint Augustin, présent de votre amitié, que je conserve en souvenir de l'auteur et du donateur, et que j'ai toujours entre les mains. J'ouvre ce bréviaire d'un très petit volume, mais d'un charme infini, pour lire ce qui se présenterait, car que pouvait-il se présenter si ce n'est des pensées pieuses et dévotes ? Je tombai par hasard sur le dixième livre de cet ouvrage. Mon frère, désireux d'entendre par ma bouche quelque chose de saint Augustin, se tenait debout, l'oreille attentive. J'atteste Dieu et celui qui était à côté de moi qu'aussitôt que j'eus jeté les yeux sur le livre, j'y lus : Les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l'Océan, les révolutions des astres, et ils délaissent eux-mêmes. Je fus frappé d'étonnement, je l'avoue, et priant mon frère, avide d'entendre, de ne pas me troubler, je fermai le livre. J'étais irrité contre moi-même d'admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j'aurais dû apprendre à l'école même des philosophes des gentils qu'il n'y a d'admirable que l'âme pour qui, lorsqu'elle est grande, rien n'est grand. Alors, trouvant que j'avais assez vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce moment on ne m'entendit plus parler jusqu'à ce que nous fussions parvenus en bas.

Cette parole m'avait fourni une ample occupation muette. Je ne pouvais penser qu'elle fût l'œuvre du hasard ; tout ce que j'avais lu là, je le croyais dit pour moi et non pour un autre. Je me rappelais que saint Augustin avait eu jadis la même opinion pour lui-même, quand, comme il le raconte, lisant le livre de l'Apôtre, ce passage lui tomba d'abord sous les yeux : Marchons loin de la débauche et de l'ivrognerie, des sales plaisirs et des impudicités, des dissensions et des jalousies. Mais revêtez-vous de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et n'ayez point d'égard pour votre chair en ce qui regarde ses convoitises. Cela était arrivé auparavant à saint Antoine, lorsqu'il entendit ces paroles de l'Evangile : Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; après cela venez et suivez-moi. Comme si ces paroles s'adressaient à lui, saint Antoine (au rapport de l'historien de sa vie, saint Athanase) se soumit au joug du Seigneur. De même que saint Antoine, après avoir entendu cela, n'en demanda pas davantage, et de même que saint Augustin, après avoir lu cela, n'alla pas plus loin, ma lecture se borna aux quelques paroles que je viens de citer. Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d'eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu'ils pouvaient trouver en eux. J'admirai la noblesse de notre âme si, dégénérant volontairement, elle ne s'écartait pas de son origine et ne convertissait pas elle-même en opprobre ce que Dieu lui avait donné pour s'en faire honneur. Pendant cette descente, chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me paraissait à peine haute d'une coudée en comparaison de la hauteur de la nature humaine si l'on ne la plongeait dans la fange des souillures terrestres. Je me disais aussi à chaque pas : « Si je n'ai pas craint d'endurer tant de sueurs et de fatigues pour que mon corps s'approchât un peu du ciel, quel gibet, quelle prison, quel chevalet, devraient effrayer mon âme marchant vers Dieu et foulant aux pieds la cime de l'orgueil et les destinées humaines ? » Et encore : « A combien arrivera-t-il de ne point s'éloigner de ce sentier par la crainte des souffrances ni par le désir des voluptés ? O trop heureux celui-là s'il existe quelque part ! C'est de lui, j'imagine, que le poète a dit : Heureux qui a pu connaître les principes des choses, et qui a mis sous ses pieds la crainte de la mort, l'inexorable destin et le bruit de l'avare Achéron ! Oh ! avec quel zèle nous devrions faire en sorte d'avoir sous nos pieds non les hauteurs de la terre, mais les appétits que soulèvent en nous les impulsions terrestres ! »

Parmi ces mouvements d'un cœur agité, ne m'apercevant pas de l'âpreté du chemin, je revins au milieu de la nuit à l'hôtellerie rustique d'où j'étais parti avant le jour. Un clair de lune avait prêté à notre marche son aide agréable. Pendant que les domestiques sont occupés à apprêter le souper, je me suis retiré seul dans un coin caché de la maison pour vous écrire cette lettre à la hâte et sans préparation, de peur que si je différais, mes sentiment venant peut-être à changer suivant les lieux, mon désir de vous écrire ne se refroidît. Vous voyez, tendre père, combien je veux que rien de moi n'échappe à vos regards ; puisque je vous découvre avec tant de soin non seulement ma vie tout entière, mais chacune de mes pensées. En revanche, priez, de grâce, pour que ces pensées si longtemps vagabondes et inconstantes s'arrêtent enfin, et qu'après avoir été ballottées inutilement de tous côtés, elles se tournent vers le seul bien, vrai, certain, immuable.

 

Adieu.

 

Malaucène, le 26 avril 1336

 

Traduction de Victor DEVELAY, 1880.

 

vendredi, 23 avril 2010

La cuisine selon Alexandre Dumas

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"Nouvelle bouillabaisse dramatique par M. Dumas père"

Lithographie du caricaturiste  Cham dans Le Charivari (1858)

Collection de la Société des Amis d'Alexandre Dumas. ©

http://www.dumaspere.com/pages/phototheque/caricatures.html

 

[...] Laissez-moi causer un peu cuisine avec vous, cher lecteur, en attendant ce fameux livre du Cuisinier pratique que je vous ferai un jour.

Vous aussi, vous pouvez vous trouver sur une plage dénuée de toute chose, et il n'y a pas de mal, lorsque l'on s'aventure dans une ville proclamée ville par l'empereur de Russie, d'étudier un peu son Robinson Crusoé de 1859.

Voici la carte du dîner d'inauguration de Poti comme ville :

 

 

Potage

Julienne.

 

Relevé de potage

Chou au porc frais.

 

Entrées

Schislik, avec amélioration.

Rognons de porc sautés au vin.

Poulets à la provençale.

 

Rôti

Deux canards et douze merles.

 

Entremets

Flageolets à l'anglaise ;

Œufs brouillés au jus de rognons.

 

Salade

Haricots verts.

 

Dessert

Noix sèches, thé, café, vodka,

Premier service : Vin de Mingrélie.

Deuxième service : Vin de Kakétie.

Troisième service : Vin de Gouriel.

 

Convenez que, pour des affamés de trois jours, c'était à faire venir l'eau à la bouche.

Maintenant, passons au procédé et détaillons la préparation de quelques-uns des plats que nous venons d'énumérer. D'abord, expliquons comment je comptais faire, sans bœuf, le bouillon dont j'avais la prétention de mouiller ma julienne.

Une entrecôte de mouton et une vieille poule bouillaient déjà, depuis deux heures, lorsque Moynet et Grégory revinrent de la chasse avec leurs deux canards, leurs douze merles et leurs trois pigeons ramiers.

Pendant que l'on plumait les pigeons ramiers, je pris mon fusil et tuai un corbeau. Ne méprisez pas le corbeau comme chair à bouillon, cher lecteur, vous ne savez pas ce que vous mépriseriez.

Un corbeau dans un pot-au-feu vaut deux livres de bœuf, croyez-en un chasseur; seulement, il faut, non pas le plumer comme un pigeon, mais le dépouiller comme un lapin.

Je mis le corbeau et les trois ramiers dans la marmite, et laissai réduire en mijotant. Puis, quand le bouillon eut atteint les deux tiers de sa force, je pris un magnifique chou pommé, je fonçai la casserole de bandes de porc entrelardé, de manière que le chou en fût cuirassé de tous les côtés, ayant soin que la casserole présentât seulement un intervalle de dix centimètres entre le cuivre et le chou.

Cet intervalle fut rempli de bouillon une première fois ; puis Vasili, placé, une cuiller à pot à la main, à portée à la fois de la marmite et de la casserole, fut chargé, au fur et à mesure que le bouillon de la casserole s'épuiserait, de le remplacer par le bouillon de la marmite.

Tout au contraire du pot-au-feu, qui devait mijoter, le chou devait être mené à grands bouillons.

Vasili remplit sa mission en homme qui n'eût fait que cela toute sa vie.

Le chou, une fois cuit, devait être servi sur le lard, et le bouillon de la casserole devait aller renforcer celui de la marmite.

C'était dans celui de la marmite que Moynet devait faire revenir les légumes conservés de la julienne.

Maintenant que vous savez comment, en pareille circonstance, vous devez, cher lecteur, faire votre potage et votre relevé de potage, passons au schislik avec amélioration. Vous savez comment se fait le schislik, n'est-ce pas ?

Voici l'amélioration que j'avais inventée :

Au lieu de couper le filet par morceaux de la grosseur d'une noix, je le laissais dans toute son intégrité.

Je l'enfilais à une baguette dans le sens de sa longueur ;

Je le saupoudrais convenablement de sel et de poivre ;

Je plaçais sur un pavé une des extrémités de la baguette ;

Je mettais l'autre extrémité à la main gauche de Vasili ;

J'armais sa main droite du kandjar le mieux affilé de tous mes kandjars ;

A mesure que la surface du filet rissolerait, Vasili couperait en longueur cette surface, en lui donnant l'épaisseur de deux ou trois centimètres :

Puis, pendant que l'on servirait cette première surface enlevée, il saupoudrerait de sel et de poivre la surface mise à vif par l'ablation de la croûte supérieure, et remettrait le reste sur le feu ;

Le rôti dûment rissolé, il enlèverait de nouveau et avec la même précaution la surface, qu'il ferait servir chaude comme la première, et ainsi de suite, jusqu'à la fin.

Les délicats mangeraient ces rissoles de viande avec du beurre frais et du persil haché.

Voici pour le schislik avec amélioration.

Venaient ensuite les rognons de porc sautés au vin.

Je crois que tout le monde sait faire les rognons sautés au vin ; nous disons les rognons en général, parce que nous ne nous servions de rognons de porc qu'à défaut de rognons de bœuf ou de rognons de mouton.

Consignons ici un fait peut-être assez inconnu : c'est que les rognons de mouton, meilleurs à la brochette que les autres rognons, leur sont inférieurs avec la sauce au vin.

Cependant, comme un voyageur peut se trouver, dont l'éducation n'ait pas été tournée vers la science culinaire, disons-lui en deux mots comment, en manquant à peu près de tous les condiments nécessaires à une bonne sauce au vin, il pourra faire un plat, sinon superfin, du moins très mangeable.

Il fera frire son beurre presque roux, y jettera une poignée d'oignons hachés, - il est rare qu'il y ait trop d'oignons ; il laissera frire ses oignons ; pendant ce temps, il taillera ses rognons en morceaux de l'épaisseur d'une pièce de cinq francs ; s'il répugne comme moi à toucher la viande avec ses doigts, il roulera ses rognons dans une serviette, où d'avance il aura jeté deux ou trois cuillerées de farine.

Les rognons en sortiront poudrés à blanc. Il mettra ses rognons dans la poêle, où seront déjà le beurre et les oignons. Il tournera avec une cuiller de bois jusqu'à ce que les rognons soient au quart de leur cuisson.

Alors, il prendra une bouteille de vin rouge, - les gros vins sont excellents pour cette sorte de sauce, - et en versera hardiment la moitié, les deux tiers, la totalité même, si la quantité de rognons coupés en tranches comporte la totalité de la bouteille ; puis il laissera cuire en tournant sur bon feu pendant dix minutes à peu près.

A la cinquième minute, il salera et poivrera ; à la huitième minute, il jettera dans ses rognons plein le creux de la main de persil très fin ; pour qu'il conserve son goût, il est important qu'il ne bouille que deux minutes.

Enfin, au moment de servir, on enlèvera et mettra dans un récipient quelconque six ou huit cuillerées de cette sauce, qui doit avoir la consistance et la couleur d'une crème au chocolat battue. Cette sauce est destinée à donner de la couleur et du corps aux œufs brouillés.

Maintenant, passons aux poulets à la provençale, que je recommande comme la chose la plus prompte et la plus facile à faire.

Si vous êtes restreint pour l'huile, c'est-à-dire si vous vous trouvez dans le cas où nous nous trouvions, procurez-vous de la graisse de porc, nommée saindoux. Excepté dans les pays purement mahométans, vous en trouverez partout. Faites frire votre saindoux à la poêle ou à la casserole. Découpez votre poulet par morceaux, comme vous feriez s'il était cuit et que vous voulussiez le servir par petites portions à vos convives. Roulez ces morceaux, comme vous avez fait de vos rognons, dans une serviette blanchie de farine. Mettez-les dans votre friture au moment où elle a cessé de crier. Laissez-leur le temps de prendre une belle couleur dorée, et occupez ce temps à hacher une gousse d'ail et une poignée de persil.

Lorsque vos morceaux de poulet seront cuits et rissolés à point, dressez-les dans un plat creux, salez et poivrez. Substituez à votre friture un demi-verre d'huile d'olive ; davantage, si besoin est ; faites frire l'huile à son tour, saisissez le moment où elle bout sans être brûlée, jetez-y votre ail et votre persil hachés ensemble : trois secondes après, versez le tout sur votre poulet dressé, et servez bouillant.

Vous voyez que tout cela est d'une simplicité biblique ; c'est la cuisine du paradis terrestre. Pour le rôti, vous trouverez partout une ficelle ou un clou. Le rôti est meilleur pendu à une ficelle que cuit avec une broche passée dans le corps et qui lui fait perdre son jus par deux ouvertures.

Quant aux flageolets à l'anglaise, rien de plus simple : vous les faites bouillir à grande eau, jusqu'à ce qu'ils soient cuits ; vous les égouttez sur l'écumoire ou dans une passoire ; si vous n'avez ni écumoire ni passoire, - je parle pour les voyageurs, - dans un linge blanc, et vous les versez bouillants sur une montagne de beurre, pétrie de sel, de poivre, de persil et de civette, si vous en avez. La chaleur des haricots suffira à fondre le beurre.

La confection des œufs brouillés est un peu plus compliquée, mais néanmoins très facile.

Sur douze œufs, vous avez jeté six blancs et laissé six œufs entiers ; dans ces œufs, vous avez versé la valeur de deux cuillerées d'eau, - cet appendice est indispensable pour donner de la légèreté à vos œufs, - vous ajoutez votre sauce de rognons et vous battez le tout, en ayant soin de vous rappeler, quand vous salez et poivrez, que votre sauce de rognons est déjà salée et poivrée. - Ne mettez ni oignon ni persil, votre sauce en contient une quantité suffisante.

Vous jetez, en même temps que vos œufs, un gros morceau de beurre dans la casserole. Puis vous tournez sans cesser un instant votre mouvement de rotation, jusqu'à ce que vos œufs soient convenablement pris. N'oubliez pas, surtout, qu'ils continuent de prendre sur le plat, et qu'il est urgent, à cause de cette condensation postérieure, de les y verser un peu liquides.

Mais le beurre ! me direz-vous ; comment se procurer du beurre frais dans un pays où, par exemple, on ne fait pas de beurre ?

Partout où vous trouverez de bon lait, partout vous pourrez faire votre beurre vous-même. Il vous suffira de remplir une bouteille aux trois quarts et de la boucher, puis vous la ferez secouer violemment pendant une demi- heure. Au bout d'une demi-heure, pour trois quarts de bouteille de lait, vous aurez une motte de beurre de la grosseur d'un œuf de dinde. Etant frais, à l'aide de secousses réitérées, il passera en s'allongeant à travers le goulot de la bouteille.

Le thé, vous savez le faire, n'est-ce pas ?

Quant au café, il se fait de deux façons, à la française ou à la turque.

Pour le faire à la française, il y a dix mécaniques de formes différentes. La meilleure de toutes ces mécaniques est, à mon avis, la chausse de nos grand- mères. Mais toutes ces mécaniques peuvent vous manquer, et même, si simple qu'elle soit, la chausse de nos grand-mères peut ne pas se trouver sous votre main.

Alors, vous ferez votre café à la turque ; c'est bien plus simple et, selon moi, c'est meilleur.

Vous faites bouillir votre eau dans un marabout. Vous mettez autant de cuillerées à café de café pilé au mortier et réduit en poudre aussi impalpable que possible, et autant de cuillerées de sucre râpé que vous voudrez avoir de tasses pleines. Et vous laisserez votre marabout jeter trois gros bouillons ; après quoi, vous verserez le café bouillant dans les tasses. En quelques secondes, le marc se précipitera de lui-même au fond par sa propre pesanteur, et vous pourrez boire un café aussi clair et plus savoureux que s'il était filtré.

Il va sans dire que le prince Ingheradzé et notre marchand turc déclarèrent n'avoir jamais fait un dîner pareil.

Alexandre Dumas (Le Caucase - Chapitre LXII Les plaisirs de Poti)

 

vendredi, 16 avril 2010

DARKNESS

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Poème écrit suite à l'éruption du volcan Tambora, en 1815, en Indonésie

 

 

En 1815 , le mont Tambora, sur l'île de Sumbawa, en Indonésie, projette dans l'atmosphère d'énormes quantités de fine poussière. Longtemps ignorée puis considérée aujourd’hui comme la plus grande explosion volcanique de tous les temps, cette éruption tua plus de cent mille personnes en quelques secondes et bouleversa, un an après, l’équilibre du monde. Le volcan qui avait une altitude de 4 300 m, perd en quelques heures 1 500 m de hauteur (il culmine actuellement à 2 850 m) et éjecte près de 150 km3 de débris . Près du volcan, l’épaisseur des dépôts atteint une trentaine de mètres, sur une superficie d’environ 500 000 km2, soit la superficie de la France Après l'explosion, la poussière accumulée dans les hautes couches atmosphériques se déplace progressivement vers des latitudes plus élevées, sous l'effet des vents de la mousson qui soufflaient alors d’est en ouest, portant son ombre plus au nord. L'année suivante, la Nouvelle-Angleterre, le Canada et l'Europe de l'Ouest connaissent un été exceptionnellement froid. En Nouvelle-Angleterre, il neige au mois de juin et il gèle à pierre fendre pendant tout le mois d'août. En Europe, dans de nombreuses régions, les mauvaises récoltes de 1816 causent une grave pénurie de nourriture, voire des conditions voisines de la famine.

Cet été de 1816, Mary Shelley et son époux Percy Bysshe rendent visite à Lord Byron dans sa villa du Lac de Genève. La météo hostile les oblige à rester cloîtrés. Pour passer le temps, ils s’amusent à écrire des histoires de fantômes. Une seule restera à la postérité, Frankenstein. Lord Byron, lui, écrit une poésie sur cette éruption, Darkness.

Durant ces périodes sont également signalés des couchers de soleil prolongés et brillamment colorés, oranges ou rouges sur l'horizon, pourpres ou roses au-dessus. Ce phénomène nous est resté par les œuvres du peintre anglais William Turner (1775-1851), qui fit des aquarelles remarquables de ces couchers et de levers de soleil en 1815 et 1816. Ces phénomènes, que l'on a pu analyser aujourd'hui, semblent avoir été provoqués par le nuage éruptif du Tambora.


I had a dream, which was not all a dream.

The bright sun was extinguish'd, and the stars

Did wander darkling in the eternal space,

Rayless, and pathless, and the icy earth

Swung blind and blackening in the moonless air ;

Morn came and went - and came, and brought no day,

And men forgot their passions in the dread

Of this their desolation ; and all hearts

Were chill'd into a selfish prayer for light :

And they did live by watchfires - and the thrones,

The palaces of crowned kings - the huts,

The habitations of all things which dwell,

Were burnt for beacons ; cities were consum'd,

And men were gather'd round their blazing homes

To look once more into each other's face ;

Happy were those who dwelt within the eye

Of the volcanos, and their mountain-torch :

A fearful hope was all the world contain'd ;

Forests were set on fire - but hour by hour

They fell and faded - and the crackling trunks

Extinguish'd with a crash - and all was black.

The brows of men by the despairing light

Wore an unearthly aspect, as by fits

The flashes fell upon them ; some lay down

And hid their eyes and wept ; and some did rest

Their chins upon their clenched hands, and smil'd ;

And others hurried to and fro, and fed

Their funeral piles with fuel, and look'd up

With mad disquietude on the dull sky,

The pall of a past world ; and then again

With curses cast them down upon the dust,

And gnash'd their teeth and howl'd : the wild birds shriek'd

And, terrified, did flutter on the ground,

And flap their useless wings ; the wildest brutes

Came tame and tremulous ; and vipers crawl'd

And twin'd themselves among the multitude,

Hissing, but stingless - they were slain for food.

And War, which for a moment was no more,

Did glut himself again : a meal was bought

With blood, and each sate sullenly apart

Gorging himself in gloom : no love was left ;

All earth was but one thought - and that was death

Immediate and inglorious ; and the pang

Of famine fed upon all entrails - men

Died, and their bones were tombless as their flesh ;

The meagre by the meagre were devour'd,

Even dogs assail'd their masters, all save one,

And he was faithful to a corse, and kept

The birds and beasts and famish'd men at bay,

Till hunger clung them, or the dropping dead

Lur'd their lank jaws ; himself sought out no food,

But with a piteous and perpetual moan,

And a quick desolate cry, licking the hand

Which answer'd not with a caress - he died.

The crowd was famish'd by degrees ; but two

Of an enormous city did survive,

And they were enemies : they met beside

The dying embers of an altar-place

Where had been heap'd a mass of holy things

For an unholy usage ; they rak'd up,

And shivering scrap'd with their cold skeleton hands

The feeble ashes, and their feeble breath

Blew for a little life, and made a flame

Which was a mockery ; then they lifted up

Their eyes as it grew lighter, and beheld

Each other's aspects - saw, and shriek'd, and died -

Even of their mutual hideousness they died,

Unknowing who he was upon whose brow

Famine had written Fiend. The world was void,

The populous and the powerful was a lump,

Seasonless, herbless, treeless, manless, lifeless -

A lump of death - a chaos of hard clay.

The rivers, lakes and ocean all stood still,

And nothing stirr'd within their silent depths ;

Ships sailorless lay rotting on the sea,

And their masts fell down piecemeal : as they dropp'd

They slept on the abyss without a surge -

The waves were dead ; the tides were in their grave,

The moon, their mistress, had expir'd before ;

The winds were wither'd in the stagnant air,

And the clouds perish'd ; Darkness had no need

Of aid from them - She was the Universe.

 

LORD GEORGE BYRON

Diodati, July, 1816

 

Les ténèbres

Je fis un rêve qui n'était pas tout à fait un rêve. Le soleil s'était éteint, et les astres privés de lumière erraient au hasard à travers l'immensité de l'espace. La terre glacée et comme aveugle se balançait dans une atmosphère ténébreuse que n'éclairait plus la clarté de la lune. Le matin arriva, s'écoula, revint encore, mais il n'amenait plus le jour.

Dans cette désolation affreuse, les hommes oublièrent leurs passions. Tous les coeurs glacés d'effroi ne soupiraient qu'après la lumière. On allumait de grands feux, et l'on y passait tous ses intants. Les trônes, les palais des rois, les chaumières, les huttes du pauvre, tout fut brûlé pour servir de signaux. Les cités furent consumées, et les habitants, rassemblés autour de leurs demeures enflammées, cherchaient à se regarder encore une fois. Heureux ceux qui vivaient auprès des volcans et des montagnes brûlantes.

Une espérance mêlée de terreur; tel était le sentiment universel. On mit le feu aux forêts; mais d'heure en heure elles se réduisaient en cendres. Les troncs d'arbres tombaient avec un dernier craquement, s'éteignaient et tout rentrait dans une obscurité profonde. Le front des humains éclairé par ces flammes mourantes avait un aspect étrange. Les uns étaient prosternés, cachaient leurs yeux et répandaient des pleurs; les autres reposaient leurs têtes sur les mains jointes, et s'efforçaient de sourire; ceux-ci couraient çà et là, cherchant de quoi entretenir leurs bûchers funèbres. Ils regardaient avec une sombre inquiétude le firmament obscurci qui semblait un drap mortuaire jeté sur le cadavre du monde; puis ils se roulaient dans la poussière, grinçaient des dents, blasphémaient et poussaient des hurlements.

Les oiseaux de proie faisaient entendre des cris lugubres, et voltigeaient sur la terre en agitant leurs ailes inutiles. Les bêtes les plus féroces devenaient timides et tremblantes. Les vipères rampaient et s'entrelaçaient au milieu de la foule; elles sifflaient, mais leur venin était sans force; on les tua pour s'en nourrir.

La guerre qui avait un moment cessé, renaquit avec toutes ses horreurs. On acheta sa nourriture avec du sang, et chacun, assis à l'écart, se repaissait de sa proie. L'amour n'existait plus; il n'y avait plus qu'une pensée sur la terre, celle de la mort... et d'une mort prochaine et sans gloire. La faim, de sa dent cruelle, déchirait les entrailles. Les hommes mouraient, et leurs corps gisaient privés de sépulture. Des cadavres ambulants dévoraient les cadavres qui avaient vécu. Les chiens eux-mêmes assaillirent leurs maîtres, un seul excepté qui demeura fidèle au corps du sien et le défendit contre les oiseaux, les animaux et les hommes, jusqu'à ce que la faim les eût fait périr. Il ne chercha pas sa nourriture, mais léchant la main qui ne pouvait plus lui rendre ses caresses, il poussait des cris lamentables et continuels, et il mourut enfin.

La famine fit périr peu à peu tout le genre humain. Deux habitants d'une grande cité survécurent seuls : c'étaient deux ennemis. Ils se rencontrèrent auprès d'un autel sur lequel finissaient de brûler quelques tisons qui avaient consumé une foule d'objets sacrés destinés à un usage profane. Ils agitèrent en frissonnant les cendres chaudes avec leurs mains froides et décharnées; de leur faible souffle, ils essayèrent de ranimer les charbons presque éteints, et produisirent une légère flamme. Cette lueur passagère attira leurs regards, et en levant les yeux, ils aperçurent leurs visages : à cette vue, ils poussèrent un cri et moururent de l'effroi de leur laideur mutuelle, ne sachant lequel des deux la famine avait réduit à l'état d'un spectre.

Le monde n'était plus qu'un grand vide; la réunion des contrées populeuses et florissantes ne fut plus qu'une masse, sans saisons, sans verdure, sans arbres, sans hommes, sans vie, empire de la mort, chaos de la matière. Les rivières, les lacs, l'océan demeurèrent immobiles; rien ne troubla le silence de leurs profondeurs. Les navires sans matelots pourrirent sur la mer; leurs mâts tombèrent en pièces, mais sans faire rejaillir l'onde par leur chute. Les vagues étaient mortes; elles étaient comme ensevelies dans un tombeau; la lune qui les agitait autrefois avait cessé d'être. Les vents s'étaient flétris dans l'air stagnant, les nuages s'étaient évanouis; les ténèbres n'avaient plus besoin de leur secours, elles étaient tout l'univers.


mardi, 06 octobre 2009

L'ENFANT QUI VA AUX COMMISSIONS

 

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"Un pain, du beurre, un camembert,

mais surtout n'oublie pas le sel.

Reviens pour mettre le couvert,

ne va pas traîner la semelle."


L'enfant s'en va le nez au vent.

Le vent le voit. Le vent le flaire.

L'enfant devient un vol-au-vent,

l'enfant devient un fils de l'air.


"Reviens, reviens, au nom de Dieu !

Tu fais le malheur de ton père.

Ma soupe est déjà sur le feu.

Tu devais mettre le couvert !"


Léger, bien plus léger que l'air,

l'enfant est sourd à cet appel.

Il est déjà à Saint-Nazaire.

Il oublie le pain et le sel...


Claude Roy

 

vendredi, 22 mai 2009

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

Au-dessus de l'île on voit des oiseaux

Tout autour de l'île il y a de l'eau

 

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

Qu'est-ce que c'est que ces hurlements

 

Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !

 

C'est la meute des honnêtes gens

Qui fait la chasse à l'enfant

 

Il avait dit j'en ai assez de la maison de redressement

Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents

Et puis ils l'avaient laissé étendu sur le ciment

 

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

Maintenant il s'est sauvé

Et comme une bête traquée

Il galope dans la nuit

Et tous galopent après lui

Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

 

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

C'est la meute des honnêtes gens

Qui fait la chasse à l'enfant

 

Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis

Tous le braves gens s'y sont mis

Qu'est-ce qui nage dans la nuit

Quels sont ces éclairs ces bruits

C'est un enfant qui s'enfuit

On tire sur lui à coups de fusil

 

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

Tous ces messieurs sur le rivage

Sont bredouilles et verts de rage

 

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

 

Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent !

 

Au-dessus de l'île on voit des oiseaux

Tout autour de l'île il y a de l'eau.

 

Jacques PREVERT

PAROLES

mercredi, 08 avril 2009

Femme nue, femme noire

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Mon coeur est ardent, comme brûlant, mon soleil.

Grand aussi mon coeur, comme l'Afrique mon grand coeur.

Habitée d'un grand coeur, mais ne pouvoir aimer...

Aimer toute la terre, aimer tous ses fils.

Etre femme, mais ne pouvoir créer;

Créer, non seulement procréer.


Et femme africaine, lutter.

Encore lutter, pour s'élever plutôt.

Lutter pour effacer l'empreinte de la botte qui écrase.

Seigneur!... lutter

Contre les interdits, préjugés, leur poids.

Lutter encore, toujours, contre soi, contre tout.


Et pourtant!...

Rester Femme africaine, mais gagner l'autre.

Créer, non seulement procréer.

Assumer son destin dans le destin du monde


 

 

Mbengué Diakhaté Ndèye-Coumba

Filles du soleil.

Nouvelles Editions Africaines, 1980


Que ce poème réponde aux propos racistes et machistes d'Alain Destrem, un élu parisien méprisant et méprisable du 15ème arrondissement ...

 

Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté a été institutrice et écrivaine Sénégalaise. Elle est décédée le 25 septembre 2001. La majeure partie du recueil "Filles du soleil" est composée de poèmes qui posent le problème de la condition sociale des femmes (L'Aveugle - mère , Mirage , Tu n'es qu'une femme , Négresse en laisse , Deux négresses ), mais évoque aussi la douleur face à la mort (Jeune femme morte , Veuve ce jour ). La dédicace du recueil est un poème à l'adresse d'une femme ayant perdu la vie en couches :

Dédié à DABA:

Ma soeur si douce!
Fleur à peine épanouie,
Mais très tôt perdit la vie,
Car voulant la donner

A Ndiar, nymphe des clairs de lune,
Et fille de Coumbam'lamb;
A toutes les filles de Râ,
Génitrices de chaleur.

Ventre en gésine,
Seins palpitants
De naissantes vies.

A l'Afrique-Coeur,
Mon coeur,
Et lumière du monde.

dimanche, 22 février 2009

caminante, no hay camino

Caminante, son tus huellas

el camino, y nada mas ;

caminante, no hay camino,

se hace camino al andar.

Al andar se hace camino,

y al volver la vista atras

se ve la senda que nunca

se ha de volver a pisar.

Caminante, no hay camino,

sino estelas en la mar.

 

Marcheur, ce sont tes traces

ce chemin, et rien de plus ;

Marcheur, il n'y a pas de chemin,

Le chemin se construit en marchant.

En marchant se construit le chemin,

Et en regardant en arrière

On voit la sente que jamais

On ne foulera à nouveau.

Marcheur, il n'y a pas de chemin,

Seulement des sillages sur la mer.

Antonio Machado

(Proverbios y cantares – chant XXIX ''Campos de Castilla, 1917")

Traduction de José Parets-LLorca

 

Le poète espagnol Antonio Cipriano José María Machado Ruiz, connu sous le nom de Antonio Machado, fut contraint de fuir vers la France à la chute de la République Espagnole. Arrivé à Collioure, à quelques kilomètres de la frontière, épuisé, Machado y mourra le 22 février 1939, trois jours avant sa mère.

Louis Aragon lui rend hommage dans Les poètes, chanté par Jean Ferrat :

Machado dort à Collioure

Trois pas suffirent hors d'Espagne

Que le ciel pour lui se fît lourd

Il s'assit dans cette campagne

Et ferma les yeux pour toujours.

 

jeudi, 19 février 2009

Et pourquoi pas une lecture marathon de "la nausée" rue du faubourg Saint-Honoré ?

zdzislaw-beksinski1.jpg“La chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe.

J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.

Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte ; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel.

Je me lève en sursaut : si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà mieux. Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade. Plus fade encore que de la chair. Ça s'étire à n'en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de phrases qui reviennent tout le temps : "Il faut que je fini... J'ex... Mort... M. de Roll est mort... Je ne suis pas... J'ex..." Ça va, ça va... et ça ne finit jamais. C'est pis que le reste parce que je me sens responsable et complice. Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse :

j'existe, c'est moi qui l'entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui la déroule. J'existe. Je pense que j'existe. Oh ! le long serpentin, ce sentiment d'exister - et je le déroule, tout doucement... Si je pouvais m'empêcher de penser ! J'essaie, je réussis : il me semble que ma tête s'emplit de fumée... et voila que ça recommence :

"Fumée... ne pas penser... Je ne veux pas penser... Je pense que je ne veux pas penser. Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser. Parce que c'est encore une pensée."

On n'en finira donc jamais ?

Ma pensée, c'est moi : voilà pourquoi je ne peux pas m'arrêter. J'existe par ce que je pense. .. et je ne peux pas m'empêcher de penser. En ce moment même - c'est affreux - si j'existe, c'est parce que j'ai horreur d'exister. C'est moi, c'est moi qui me tire du néant auquel j'aspire: la haine, le dégoût d'exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m'enfoncer dans l'existence. Les pensées naissent par derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête... si je cède, elles vont venir la devant, entre mes yeux - et je cède toujours, la pensée grossit, grossit, et la voilà, l'immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence. (...)

Je suis, j'existe, je pense donc je suis ; je suis parce que je pense, pourquoi est-ce que je pense ? je ne veux plus penser, je suis parce que je pense que je ne veux pas être, je pense que je... parce que... pouah!”

Jean-Paul Sartre - la nausée

tableau de Zdzislaw Beksinski